Algérie, la souveraineté mutilée, une nation empêchée

Le pays sans commencement : l’Algérie et l’impossible fondation

Il est des nations qui ne cessent de recommencer sans jamais commencer. Qui vivent dans l’attente d’un acte fondateur, mais dont l’histoire semble sans origine réelle, comme si la naissance avait été confisquée, volée, différée à l’infini. L’Algérie est de celles-là : un pays indépendant, mais jamais refondé ; un État proclamé, mais jamais pensé. Elle porte en elle une contradiction insoutenable : elle est née d’une guerre libératrice, mais n’a jamais libéré sa pensée.

Tout y est figé. L’histoire y est sanctifiée, le politique criminalisé, la parole publique domestiquée. Le pouvoir règne sans dire, la société vit sans croire, et la jeunesse dérive sans langage. L’Algérie est une nation sans commencement, non parce qu’elle manque de passé, mais parce qu’elle refuse de le penser autrement que comme mythe clos.

Une guerre fondatrice, un récit verrouillé

L’indépendance de 1962 aurait dû ouvrir un chantier immense : celui de la reconstruction symbolique, de l’écriture d’une nouvelle philosophie du vivre-ensemble, d’une politique propre, située, inédite. Or, c’est exactement l’inverse qui s’est produit. Le nouveau pouvoir a sacralisé la guerre, l’a érigée en dogme, et a fermé la possibilité même de l’interroger.

La guerre d’indépendance est devenue un récit figé, un bloc héroïque non négociable. Elle est omniprésente dans la rhétorique d’État, dans les manuels scolaires, dans les discours officiels — mais absente comme objet de pensée vivante. Aucun débat n’est toléré sur ses violences internes, ses lignes de fracture, ses trahisons, ses ambiguïtés.

Ce qui aurait dû être un objet de deuil, de mémoire conflictuelle, de catharsis politique, est devenu une mythologie paralysante. En sacralisant son origine, l’Algérie s’est privée de la possibilité de se réinventer.

Le politique évacué, le pouvoir sans fondement

Le pouvoir algérien ne repose sur aucune légitimité idéologique claire. Il n’incarne ni une utopie, ni un projet. Il gouverne par l’usure, par l’effet de durée, par l’épuisement du peuple. La structure institutionnelle est là, mais elle n’organise rien d’autre que sa propre reproduction.

L’État fonctionne comme un appareil administratif opaque, entre services de renseignement, clientélisme local, contrôle symbolique, et rente pétrolière. Le politique, au sens fort — c’est-à-dire comme capacité collective à se projeter dans un monde à partir d’un sens assumé — a été méthodiquement éradiqué.

Les partis sont vides, les élections ritualisées, les oppositions neutralisées. Ce n’est pas une dictature brutale, c’est un désert idéologique, un régime de désactivation continue des énergies collectives. Tout s’y dit à demi-mot, dans la rumeur, la dérision, ou le soupçon.

L’intellectuel marginalisé, la pensée interdite

L’Algérie ne manque pas de penseurs, mais elle refuse à la pensée un statut public. L’université, gangrenée par la bureaucratie, le népotisme et l’idéologie, n’est plus un lieu de recherche ni de débat. Les grands penseurs algériens — Malek Bennabi, Mouloud Mammeri, Mohamed Arkoun, Abdelkebir Khatibi (au Maghreb élargi) — sont absents des programmes scolaires.

Le savoir est soit importé sans racines, soit confiné dans un discours académique stérile. On ne forme pas à penser, on forme à reproduire, à commenter, à réciter. L’école apprend à se taire, à contourner, à intérioriser la norme. La pensée critique n’est ni encouragée ni combattue : elle est ignorée, comme un excès inutile dans une société déjà trop fragile.

Une identité en apnée

Le plus grand tabou algérien, c’est l’identité. Elle est partout, mais toujours empêchée. L’Algérie est plurielle — arabe, berbère, islamique, méditerranéenne, africaine, francophone — mais aucune de ces dimensions n’est réellement assumée dans une synthèse dynamique.

Tout débat identitaire y est piégé d’avance. Parler tamazight, c’est être soupçonné de séparatisme. Critiquer l’arabisation autoritaire, c’est être accusé de trahison. Interroger le rôle de l’islam, c’est heurter le sacré. Analyser le legs colonial, c’est se heurter à la guerre des mémoires.

Résultat : le peuple algérien ne peut plus se dire dans sa complexité, dans sa langue propre. Il parle un français bancal, un arabe standardisé, un dialecte appauvri — mais aucun idiome ne parvient à porter l’expérience historique collective. L’Algérien est comme séparé de lui-même par un voile linguistique et symbolique.

Une jeunesse sans langage

Ce silence se transmet. Il devient héréditaire. La jeunesse algérienne n’a pas hérité d’un langage politique. Elle vit dans un présent sans horizon, dans un pays qu’elle ne comprend plus, suspendue entre l’exil intérieur et la fuite à l’étranger.

Elle ne lit pas ses penseurs, car on ne les lui enseigne pas. Elle ne croit pas à l’État, car il n’a jamais tenu parole. Elle ne croit plus à la religion officielle, car elle en voit l’instrumentalisation. Elle ne croit pas à l’opposition, car elle est vidée de contenu.

Mais cette jeunesse ne se révolte pas frontalement : elle s’absente. Elle se retire dans la musique, dans le football, dans l’ennui. L’Algérie est un pays où la révolte est diffuse, non articulée, larvaire. Non pas une révolution en marche, mais une dissolution du lien symbolique entre générations.

Le Hirak : une insurrection sans récit

Le soulèvement populaire de 2019 a semblé rouvrir le possible. Pendant plusieurs mois, des millions d’Algériens ont défilé pacifiquement, chaque semaine, pour dire non au régime. Mais ce non n’a pas produit de contre-récit fondateur. Il n’y a pas eu de manifeste, pas de texte théorique, pas de déclaration politique forte.

Cela ne signifie pas que le Hirak était vide. Il portait une aspiration profonde à la dignité, à la justice, à l’État de droit. Mais il n’était pas accompagné d’un travail de fond sur le langage, sur l’histoire, sur l’institution. Il fut une parole sans relais, un cri sans texte.

Le pouvoir a temporisé, épuisé le mouvement par l’inertie, et le Hirak est retombé. Il a montré que le peuple algérien a encore une vitalité, mais pas encore un projet.

Une refondation intellectuelle ou le déclin assuré

L’Algérie n’a pas besoin d’un nouveau régime. Elle a besoin d’un nouvel imaginaire. Une pensée qui ne serait ni nostalgique, ni mimétique, ni idéologiquement figée. Une pensée algérienne, plurielle, risquée, désoccidentalisée sans être réactionnaire.

Cela suppose de rouvrir les archives, d’accepter les conflits de mémoire, d’assumer les fractures, d’écouter les voix minorées. Cela suppose de produire des concepts, d’inventer une grammaire politique neuve, de créer un langage du futur qui ne soit ni colonial, ni révolutionnaire au sens usé du terme, mais libérateur.

Ce ne sera ni simple, ni rapide. Cela demandera du courage, de la douleur, du travail souterrain. Mais c’est la seule voie : celle qui mène non pas à l’État démocratique parfait, mais à une souveraineté symbolique réelle.

Oser penser depuis soi

L’Algérie est un pays vivant, vibrant, blessé. Mais elle est empêchée. Empêchée de parler, empêchée de penser, empêchée d’émerger autrement que comme relique coloniale ou mythe révolutionnaire.

Ce qui manque, ce n’est pas la ressource humaine, ni l’histoire, ni l’intelligence — c’est la force de commencer, de poser la première question. Une nation ne se fonde pas par décret, mais par parole. Tant que cette parole restera confisquée, l’Algérie restera suspendue — présente dans le monde, mais absente d’elle-même.

Khaled Boulaziz