Le courage, c’est de chercher la vérité et de la dire ; c’est de ne pas subir la loi du mensonge triomphant qui passe, et de ne pas faire écho, de notre âme, de notre bouche et de nos mains aux applaudissements imbéciles et aux huées fanatiques.
Jean Jaurès, Homme politique Français
La guerre d’indépendance algérienne (1954–1962) est souvent considérée comme un moment décisif de la lutte pour la décolonisation au 20e siècle. Au cœur de la révolution, il ne s’agissait pas simplement d’un combat politique pour libérer l’Algérie du colonialisme français, mais aussi d’une lutte pour l’émancipation sociale, économique et culturelle. La révolution promettait de faire sortir l’Algérie des ténèbres — oppression coloniale, asservissement de classe et effacement culturel — pour la conduire vers la lumière de la liberté, de la conscience nationale et de l’égalité. Pourtant, des décennies après l’indépendance, une question demeure : l’Algérie a-t-elle été à la hauteur des idéaux révolutionnaires qu’elle s’était fixés, ou a-t-elle simplement échangé une forme de domination contre une autre, sous l’égide d’une élite militaire algérienne ?
Cet essai soutiendra que, bien que la révolution algérienne ait réussi à mettre fin à la domination coloniale, elle a remplacé la domination étrangère par une colonisation interne exercée par une caste militaire, trahissant ainsi la promesse révolutionnaire de libération nationale et de justice sociale. En m’appuyant sur les cadres philosophiques de Frantz Fanon, Karl Marx et Hegel, j’explorerai comment la révolution a éveillé une conscience collective mais n’a pas réussi à atteindre pleinement la justice sociale, le pouvoir s’étant concentré dans les mains d’une élite algérienne.
Les ténèbres coloniales : division de classe et oppression
Le colonialisme français en Algérie, commencé en 1830, a été marqué par une violence et une exploitation extrêmes. Les colonisateurs ont établi une hiérarchie de classe rigide qui a divisé la société algérienne, reléguant la population indigène au rang de citoyens de seconde zone. La terre, les ressources et le pouvoir politique étaient concentrés entre les mains des colons européens, tandis que la population autochtone était marginalisée, souvent reléguée à des emplois mal payés ou à des travaux manuels sur leur propre sol. Les Algériens étaient exclus de la représentation politique et de l’accès à la richesse. Cette structure hiérarchique, profondément enracinée dans l’exploitation coloniale, a préparé le terrain pour la révolution.
Frantz Fanon, dans Les Damnés de la Terre, soutient que le colonialisme n’est pas seulement un système de domination politique mais aussi une agression psychologique et culturelle contre les colonisés. La colonisation déshumanise la population indigène, l’aliénant de son identité et de son histoire. Pour Fanon, la décolonisation doit être une révolution totale — politique, sociale et psychologique — qui restaure l’humanité des colonisés et démantèle la structure de classe coloniale. Dans le cas de l’Algérie, la révolution visait à y parvenir en mettant fin à la domination française et en restaurant la souveraineté au peuple algérien.
L’éveil de la conscience : la guerre révolutionnaire
La guerre d’indépendance algérienne n’était pas seulement une guerre pour la libération politique mais aussi un processus de transformation qui a éveillé une conscience nationale. Cette lutte pour l’indépendance a rassemblé divers segments de la société algérienne — intellectuels urbains, agriculteurs ruraux, ouvriers et nationalistes — sous la bannière du Front de libération nationale (FLN). À travers la lutte, les Algériens ont forgé une identité collective et un sentiment de solidarité qui transcendaient les divisions régionales, ethniques et de classe.
La dialectique du maître et de l’esclave de Hegel fournit un cadre utile pour comprendre cet éveil de la conscience nationale pendant la révolution. Dans la dialectique hégélienne, l’esclave gagne en conscience de soi à travers la lutte pour la reconnaissance, réalisant finalement que le pouvoir du maître dépend de la subjuguation de l’esclave. De manière similaire, le peuple algérien, à travers sa lutte révolutionnaire, en est venu à reconnaître sa force collective et son identité. L’acte de résistance est devenu une source de pouvoir, les Algériens reprenant leur humanité en rejetant l’autorité du colonisateur.
Cet éveil a également été influencé par des idées existentialistes, en particulier celles de Jean-Paul Sartre, un fervent défenseur de la cause algérienne. Sartre soutenait que les êtres humains créent leur identité par l’action et que la libération passe par la rébellion contre les structures oppressives. En Algérie, la lutte révolutionnaire est devenue un moyen de se créer soi-même, le peuple algérien se définissant en opposition au colonialisme français. La guerre était donc à la fois un combat physique et philosophique pour la liberté.
L’Algérie post-indépendance : une nouvelle forme de colonisation ?
Bien que la révolution ait réussi à mettre fin à la domination française, l’Algérie post-indépendance a dû relever le défi de bâtir une nouvelle société. Le FLN, qui avait dirigé la lutte pour l’indépendance, est devenu le parti au pouvoir, et l’armée, qui avait joué un rôle crucial pendant la guerre, a rapidement consolidé son pouvoir. Au lieu d’établir un État démocratique et égalitaire, le gouvernement post-révolutionnaire est devenu de plus en plus autoritaire, avec un pouvoir concentré entre les mains d’une élite militaire.
Cette évolution a conduit certains à affirmer que l’expérience post-indépendance de l’Algérie représente une forme de « colonisation interne ». L’élite militaire, en contrôlant l’État et ses ressources — notamment le pétrole —, a maintenu une emprise sur le pouvoir politique et économique, de la même manière que le faisaient les colonisateurs français. La libération promise a, à bien des égards, été remplacée par un nouveau système de domination, dans lequel le peuple algérien est maintenant subjugué par ses propres dirigeants.
Fanon lui-même avait mis en garde contre ce danger dans Les Damnés de la Terre, où il décrit la bourgeoisie nationale post-coloniale comme une classe qui, au lieu de mener une véritable révolution sociale, cherche à remplacer les puissances coloniales et à exploiter les masses pour son propre profit. Il craignait que la bourgeoisie nationale dans les pays nouvellement indépendants n’imite les anciens colonisateurs, maintenant les mêmes structures d’exploitation sous un nouveau visage. En Algérie, cette crainte s’est réalisée, l’élite militaire consolidant son contrôle sur l’État, en utilisant la rhétorique de la révolution pour justifier son régime autoritaire.
Objections : la nécessité du contrôle militaire ?
On pourrait objecter que la consolidation du pouvoir par l’élite militaire était une étape nécessaire pour stabiliser l’Algérie post-coloniale. Après des années de guerre brutale, l’Algérie était profondément divisée et vulnérable aux conflits internes et aux interventions extérieures. Une autorité centrale forte, pourrait-on dire, était nécessaire pour empêcher le pays de sombrer dans le chaos.
Cet argument est renforcé par le fait que de nombreux pays nouvellement indépendants en Afrique et au Moyen-Orient ont été confrontés à des défis similaires. Le processus de décolonisation a souvent laissé des vides de pouvoir rapidement remplis par des dirigeants autoritaires, qui justifiaient leur règne par des préoccupations de sécurité nationale et de stabilité. Compte tenu de la violence de la guerre algérienne et des divisions au sein du pays, il est compréhensible que le FLN et l’armée aient cherché à maintenir le contrôle après l’indépendance.
Réponse : le règne militaire trahit les idéaux révolutionnaires
Bien que la nécessité de la stabilité soit une préoccupation légitime, la consolidation du pouvoir par l’élite militaire à long terme représente une trahison des idéaux révolutionnaires. La révolution promettait non seulement la libération nationale mais aussi la justice sociale, l’égalité des classes et la gouvernance démocratique. L’établissement d’un régime autoritaire qui concentre le pouvoir entre les mains d’une élite militaire contredit directement ces principes.
De plus, le contrôle de l’élite militaire sur la richesse pétrolière de l’Algérie a creusé les divisions de classe. Alors qu’une petite élite a bénéficié des ressources du pays, une grande partie de la population reste appauvrie. Cette inégalité économique reflète le système colonial, où la richesse était extraite de l’Algérie au profit d’une poignée de privilégiés. Le fait que cette exploitation soit désormais exercée par une élite algérienne plutôt que par une puissance étrangère ne change rien à l’injustice fondamentale de la situation.
L’Algérie est-elle vraiment libre ?
La question de savoir si l’Algérie est vraiment libre selon les critères de sa révolution reste controversée. À un certain niveau, l’Algérie a obtenu l’indépendance politique vis-à-vis de la France, un accomplissement monumental qui ne doit pas être sous-estimé. La libération psychologique et culturelle qui a accompagné la fin de la domination coloniale a également été significative, car les Algériens ont récupéré leur identité et leur histoire. Cependant, la véritable liberté, telle qu’elle était envisagée par la révolution, incluait bien plus que la simple absence de domination coloniale — elle promettait une société fondée sur l’égalité, la justice et la souveraineté populaire.
À ce titre, l’Algérie n’a pas pleinement atteint les idéaux révolutionnaires. La domination continue de l’élite militaire, la persistance des inégalités de classe et l’absence de gouvernance démocratique suggèrent qu’en de nombreux aspects, l’Algérie reste enchaînée. Bien que le colonisateur ait été expulsé, les structures d’oppression et d’exploitation n’ont pas été totalement démantelées.
Conclusion : la révolution inachevée de l’Algérie
La révolution algérienne a sorti le pays des ténèbres de l’oppression coloniale et l’a mené vers la lumière de l’indépendance politique, mais le chemin vers une véritable liberté et une égalité des classes reste inachevé. L’État post-colonial, dominé par une élite militaire, a trahi de nombreux idéaux de la révolution, remplaçant une forme de domination par une autre. Bien que l’Algérie ne soit plus sous le contrôle d’une puissance étrangère, son peuple continue de lutter pour la justice sociale et économique promise par la révolution.
L’héritage de la révolution algérienne est donc à la fois celui d’une grande réalisation et d’une profonde déception. Elle reste un témoignage du pouvoir de l’action collective et de la conscience nationale, mais aussi un rappel que la lutte pour la libération ne s’arrête pas avec l’expulsion du colonisateur. La véritable liberté exige le démantèlement de tous les systèmes d’oppression, qu’ils soient externes ou internes, et la création d’une société juste et équitable.
Khaled Boulaziz