Des savoirs enchaînés aux savoirs insurgés : théologie d’une révolte épistémique

Préambule — En sortir : penser sans imitation

Il faut apprendre à désobéir. Non pas par simple esprit de révolte, mais pour retrouver le geste inaugural de toute pensée : le refus de se laisser dicter sa manière de voir, de nommer, de comprendre le monde. L’époque est saturée de discours — experts, technocratiques, médiatiques, universitaires — qui prétendent dire le vrai. Mais qu’est-ce que ce « vrai », si ce n’est bien souvent la forme la plus subtile de la puissance ? Ce n’est pas une question de scepticisme, mais d’éthique : refuser de se soumettre à l’intelligibilité dominante, c’est s’autoriser à penser autrement. Il ne s’agit pas de se livrer à une critique sans boussole, mais d’assumer que la pensée naît d’un refus : celui de répéter, d’imiter, de céder à ce qui semble aller de soi.

Ce qui suit est un acte de fidélité critique : penser sans maître, contre les évidences, au nom même de ce que toute pensée exige — que le savoir n’est jamais neutre, qu’il est toujours à reconquérir.

Le savoir comme pouvoir : cartographie d’un paradigme

Le savoir n’est jamais un simple miroir du réel. Il est un dispositif, une construction, une technologie de pouvoir. Loin de se réduire à une abstraction académique, il produit des effets matériels : il classe, hiérarchise, discipline, surveille. Il n’est pas extérieur aux structures politiques ; il en est l’un des piliers invisibles. Le savoir médical permet d’assigner des normes de santé ; le savoir juridique légitime des formes de punition ; le savoir colonial crée des typologies raciales et des hiérarchies culturelles.

Chaque régime de vérité est ainsi arrimé à un régime de pouvoir. Le savoir est un outil de domination globale. Les nations qui en maîtrisent la production, l’accumulation et la diffusion imposent leur hégémonie symbolique et politique aux autres. L’université, le laboratoire, le manuel scolaire, les médias — autant d’instruments de souveraineté diffuse. L’Occident n’a pas seulement conquis militairement ; il a imposé ses manières de penser, ses critères de rationalité, ses grilles de lecture du monde.

Cela ne signifie pas que les dominés sont passifs. Mais cela implique que toute résistance véritable doit prendre au sérieux la puissance du savoir comme vecteur de domination. Celui qui nomme exerce déjà un pouvoir sur ce qu’il nomme.


Le savoir comme champ de lutte : une politique de la vérité

Mais il serait erroné de rejeter tout savoir sous prétexte de son enracinement dans le pouvoir. Il ne s’agit pas d’abandonner la recherche de vérité, mais de comprendre qu’elle se joue toujours dans un champ de luttes. Le savoir n’est pas à fuir, mais à interroger. Non pas l’abandon, mais la vigilance.

Car si le savoir peut servir la domination, il peut aussi ouvrir des voies d’émancipation. Il faut produire des contre-conduites, des insurrections de savoirs. Cela signifie faire émerger ce que l’on appelle parfois des savoirs subalternes : ces savoirs locaux, fragmentés, souvent disqualifiés par les autorités savantes, mais porteurs d’une autre mémoire, d’une autre sensibilité, d’une autre vérité.

Dans un monde postcolonial, cela implique une tâche immense : décoloniser les savoirs. Ce mot, devenu mot-valise, renvoie à une exigence radicale. Il ne s’agit pas simplement d’ajouter quelques voix au concert occidental, mais de remettre en cause les épistémologies dominantes : les manières de définir ce qu’est un fait, une preuve, une explication. Il ne suffit pas d’élargir le cadre ; il faut parfois le briser.

La décolonisation des savoirs n’est pas un geste cosmétique de diversité, mais une recomposition des régimes de vérité. Il ne s’agit pas d’inclure l’Autre dans les institutions existantes, mais de les refondre pour rendre pensables d’autres formes d’intelligibilité.


Multiplier les savoirs insurgés : entre mémoire et invention

Le travail qui reste à faire est double. Il est d’abord critique : il faut dévoiler les mécanismes par lesquels certains savoirs ont été marginalisés, effacés, ridiculisés. La médecine traditionnelle, les cosmologies africaines, les philosophies orales, les savoirs pratiques des peuples autochtones — tous ces savoirs ont été réduits au silence ou folklorisés par l’appareil colonial et postcolonial. Il faut les écouter à nouveau, non comme curiosités, mais comme manières légitimes de comprendre le monde.

Mais ce travail est aussi créatif : il ne s’agit pas de restaurer un passé figé, mais d’inventer de nouvelles alliances. Le contre-savoir ne consiste pas à inverser le savoir dominant, mais à créer un agencement inédit entre mémoire, résistance et imagination. Il ne s’agit pas de rejeter la science, mais de penser une science située, consciente de ses présupposés, de ses angles morts, de ses effets concrets.

Ce chantier n’est pas réservé aux seuls chercheurs. Chaque mouvement social, chaque soulèvement, chaque cri collectif est aussi une lutte épistémologique. Dire : « nous ne voulons plus être nommés ainsi », c’est déjà une manière de refaire le monde.


Penser, c’est combattre

La leçon la plus précieuse n’est pas que le savoir est dangereux, mais qu’il est toujours pris dans des luttes. Il n’existe pas de vérité pure, surplombante, extérieure aux conflits humains. Il y a des régimes de vérité, qui se construisent, se disputent, se renversent. Penser, c’est s’engager dans ces luttes. Ce n’est pas un geste solitaire, mais un acte politique.

Dans un monde saturé d’expertises, le défi est de retrouver une pensée insurgée, capable de nommer autrement, de ressentir autrement, de produire des savoirs qui ne reproduisent pas la domination, mais en déjouent les pièges. Cela ne veut pas dire renoncer à la rigueur, mais déplacer le lieu de cette rigueur : non dans l’accumulation de preuves prétendument neutres, mais dans une lucidité critique, une éthique de la vigilance, une écoute des silences.

Décoloniser les savoirs, ce n’est pas refuser la vérité, mais refuser qu’elle soit monopolisée. C’est rouvrir l’espace du pensable, pour que d’autres mondes soient possibles.

Khaled Boulaziz