La trahison de Khomeini : Les idéaux d’Ali Shariati et la révolution iranienne

Dans la vision du monde de l’Unicité, l’homme ne craint qu’une seule puissance et n’est responsable que devant un seul juge. Il se tourne vers une seule Mecque et dirige ses espoirs et ses désirs vers une seule source. Et le corollaire est que tout le reste est faux et inutile : toutes les tendances, aspirations, peurs, désirs et espoirs divers et variés de l’homme sont vains et stériles.

Ali Shariati

Introduction

Ali Shariati (1933-1977) se présente comme l’un des intellectuels les plus influents de la pensée islamique moderne, notamment dans le contexte des idéologies révolutionnaires. Ses travaux, mêlant enseignements islamiques et critiques sociopolitiques, ont joué un rôle significatif dans la formation des bases idéologiques de la Révolution iranienne. L’échange de Shariati avec Frantz Fanon pendant la Révolution algérienne a enrichi sa critique du colonialisme et de l’impérialisme occidentaux, jetant les bases de sa distinction ultérieure entre les traditions chiites alawites et safavides.

Shariati et Frantz Fanon : Un échange intellectuel

L’Influence de Fanon

Frantz Fanon, penseur révolutionnaire et psychiatre, a profondément influencé la compréhension de Shariati du colonialisme et de la psychologie des opprimés. Les œuvres majeures de Fanon, telles que « Les Damnés de la Terre, » soulignent la nécessité de la lutte violente pour la décolonisation et la libération psychologique des peuples colonisés. Shariati, durant son séjour à Paris, s’est familiarisé avec les idées de Fanon, qui résonnaient avec ses propres expériences de l’impérialisme occidental et son désir de voir un Iran libéré et autodéterminé.

La critique de Shariati de l’Aufklärung occidentale

S’appuyant sur la critique de Fanon, Shariati a développé une critique robuste de l’Aufklärung occidentale, qu’il voyait comme un vernis pour l’impérialisme et la domination culturelle. Il soutenait que l’accent mis par l’Aufklärung sur la rationalité, le progrès et la laïcité servait souvent à justifier la subjugation et l’exploitation des sociétés non occidentales. Shariati affirmait que ce paradigme occidental rejetait les valeurs spirituelles et communautaires essentielles aux cultures non occidentales, sapant ainsi leur tissu social et moral.

Le magnum opus de Shariati : Chiisme Alawite vs. Chiisme Safavide

Chiisme alawite : L’esprit de l’Islam originel

La distinction de Shariati entre les traditions chiites alawites et safavides est centrale à sa critique du chiisme contemporain et à sa vision de sa renaissance.

Contexte historique et principes fondamentaux

La tradition chiite alawite, selon Shariati, représente l’esprit originel de l’islam chiite tel qu’exemplifié par Ali ibn Abi Talib, le premier imam. Cette période est caractérisée par un engagement profond envers la justice, l’égalité et la résistance contre la tyrannie. Ali, le cousin et gendre du Prophète Muhammad, est vu comme un parangon de vertu, incarnant les principes de gouvernance islamique qui priorisent la justice sociale et le bien-être des opprimés.

Idéaux révolutionnaires

Shariati souligne que la tradition alawite est révolutionnaire par essence. La direction d’Ali et le martyre de son fils, Husayn, à la bataille de Karbala sont des événements clés qui soulignent la lutte contre l’oppression et la quête de justice. Pour Shariati, l’événement de Karbala n’est pas juste un incident historique, mais un symbole de résistance éternelle contre la tyrannie et un appel à la révolution perpétuelle.

Justice sociale et égalitarisme

La tradition alawite, telle que l’interprète Shariati, est profondément concernée par la justice sociale et l’égalitarisme. Les politiques d’Ali en tant que calife, qui incluaient la redistribution des richesses et l’application stricte de la justice, reflètent un modèle de gouvernance islamique qui contraste fortement avec les systèmes monarchiques et féodaux qui ont émergé par la suite. Shariati s’appuie sur ces principes pour plaider en faveur d’un socialisme islamique qui priorise les besoins des pauvres et des marginalisés.

Chiisme safavide : Institutionnalisation et déviation

Contexte historique et principes fondamentaux

La tradition chiite safavide, selon Shariati, marque un départ significatif des idéaux alawites. Établie par la dynastie safavide au 16ème siècle, cette tradition a vu l’institutionnalisation de l’islam chiite comme religion d’État en Iran. Bien que cette période ait solidifié l’identité chiite, elle a également introduit des éléments que Shariati considérait comme corrompant l’esprit révolutionnaire originel du chiisme.

Pouvoir politique et cléricalisme

Shariati critique la période safavide pour son alignement avec le pouvoir politique et l’émergence d’une hiérarchie cléricale imbriquée dans l’État. Cette alliance, selon Shariati, a conduit le clergé à gagner un immense pouvoir et privilège, souvent au détriment des principes égalitaires et de justice du chiisme primitif. L’institutionnalisation de la religion, argue-t-il, a conduit à une forme de chiisme plus préoccupée par la préservation de l’autorité cléricale et du pouvoir d’État que par les idéaux révolutionnaires.

Ritualisme et mysticisme

Un autre aspect critique de la tradition safavide, tel que souligné par Shariati, est l’accent mis sur le ritualisme et le mysticisme. Bien que ces éléments soient intrinsèques à la pratique chiite, Shariati soutient que, durant la période safavide, ils ont été exagérés au point d’éclipser les dimensions activistes et révolutionnaires de la religion. La focalisation sur les rituels élaborés, les cérémonies de deuil pour Husayn, et les pratiques mystiques ont détourné l’attention des luttes sociopolitiques centrales à la tradition alawite.

L’appel de Shariati pour un retour aux principes alawites

Reprendre l’Islam révolutionnaire

La critique de Shariati de la tradition safavide fait partie de son appel plus large à un retour aux principes révolutionnaires de la tradition alawite. Il plaide pour un chiisme de nouveau aligné sur les luttes des opprimés et la lutte contre la tyrannie. Cela implique une ré-accentuation des enseignements et de l’exemple d’Ali et de Husayn, non seulement comme figures religieuses, mais comme symboles de résistance et de justice sociale.

Socialisme islamique et anti-Impérialisme

Central à la vision de Shariati est le concept de socialisme islamique, qui cherche à fusionner les enseignements spirituels et éthiques de l’islam avec les principes socialistes d’égalité et de justice sociale. Il soutient que la véritable essence du chiisme, telle que pratiquée par Ali et ses partisans, s’aligne sur les idéaux du socialisme. Cela inclut la redistribution des richesses, l’établissement d’une société juste, et la résistance contre les formes d’oppression domestiques et étrangères.

Rôle des intellectuels et des activistes

Shariati appelle les intellectuels et les activistes à jouer un rôle crucial dans cette transformation. Il croit que l’élite éduquée a la responsabilité d’éveiller les masses et de les guider vers la reconquête de leur héritage révolutionnaire. Cela implique un engagement critique avec les enseignements islamiques et les théories sociopolitiques contemporaines pour créer un mouvement cohérent et transformateur.

Shariati et la révolution iranienne : Une opportunité manquée ?

Si Ali Shariati avait vécu pour assister à la Révolution iranienne, il est probable que sa vision aurait été en conflit avec le chemin pris par la direction révolutionnaire sous Ayatollah Khomeini. L’accent de Shariati sur l’esprit révolutionnaire et égalitaire de la tradition chiite alawite aurait contrasté fortement avec la dominance cléricale et les stratégies politiques qui ont caractérisé la République islamique post-révolutionnaire.

Mis à l’écart par les mollahs

L’insistance de Shariati sur la séparation des idéaux révolutionnaires du pouvoir clérical aurait pu le mener à être écarté par les mollahs qui sont venus dominer le paysage politique. Le chemin poursuivi par Khomeini, qui s’alignait davantage avec la tradition chiite safavide, mettait l’accent sur l’autorité cléricale et l’institutionnalisation de la religion au sein de la structure de gouvernance de l’État. Cette approche, selon la critique de Shariati, représentait une déviation de l’esprit révolutionnaire véritable de l’islam.

Un Coup de poignard dans le dos de l’Islam

Dans la vision de Shariati, le chemin emprunté par Khomeini et l’establishment clérical pourrait être vu comme une trahison des principes fondamentaux du chiisme. En imbriquant l’autorité religieuse avec le pouvoir d’État, le potentiel révolutionnaire de l’islam était compromis, le réduisant à un outil pour maintenir le statu quo. Shariati aurait pu percevoir cela comme un « coup de poignard dans le dos » de l’islam, sapant sa capacité à servir de force pour la justice sociale et la libération.

Conclusion

Le parcours intellectuel d’Ali Shariati et sa distinction entre les traditions chiites alawites et safavides reflètent son engagement profond envers la justice sociale et le changement révolutionnaire. Influencé par des penseurs comme Frantz Fanon, Shariati a développé une critique de la modernité occidentale et a cherché à reconquérir l’esprit révolutionnaire de l’islam primitif. Son appel à un retour aux principes de la tradition alawite, couplé à sa vision du socialisme islamique, continue d’inspirer des mouvements pour la justice et la libération dans le monde islamique contemporain. Cependant, la trajectoire de la Révolution iranienne, si Shariati avait vécu, aurait pu le voir en désaccord avec l’establishment clérical, soulignant la tension persistante entre les idéaux révolutionnaires et la religion institutionnalisée.

Khaled Boulaziz