Le pouvoir politique, dans son exercice, ne fait que perpétuer la guerre sous d’autres moyens que ceux de la bataille.
— Michel Foucault
L’Algérie, s’est arrachée à la longue nuit coloniale par le feu et le sang, mais ne s’est jamais véritablement libérée de la guerre. L’indépendance proclamée en 1962 ne fut pas l’aube d’une souveraineté populaire, mais le prélude d’un long processus où le pouvoir, loin de s’instituer dans la paix et le droit, a pris racine dans la violence et la peur, dans l’exception et la répression. Loin d’être la fin du conflit, son indépendance en a été la reconfiguration interne : la guerre a changé d’ennemi, d’espace et de logique, mais elle n’a jamais pris fin.
Dans cette perspective, le pouvoir en Algérie s’est construit dans la continuité de la guerre. Il repose sur une capacité à instaurer et gérer des situations d’exception tout en maintenant un état de conflit permanent, transformé et adapté aux structures du quotidien. Ce pouvoir ne se contente pas d’imposer son autorité, il diffuse la logique de guerre au sein de la société, la réorganise en mécanisme de contrôle et en fait un principe structurant de son maintien.
L’Algérie est ainsi l’illustration d’une souveraineté confisquée, non pas parce que l’indépendance n’a pas eu lieu, mais parce que le peuple, lui, n’a jamais été remis en possession de ses aspirations, de son histoire, de son destin. L’armée qui s’est emparée du pays en 1962 n’a pas cherché à stabiliser un État souverain, mais à pérenniser sa propre emprise sur la société, dans une logique où la guerre devient le mode normal du gouvernement.
I. L’Indépendance comme capture : Une révolution confisquée
L’Algérie n’a pas conquis son indépendance par le droit, mais par une guerre de libération impitoyable, menée contre un empire qui refusait de plier. Pendant huit ans, la violence a été totale : exécutions sommaires, répression militaire, tortures de masse, populations entières prises au piège de la contre-insurrection. Et pourtant, ce ne furent pas ceux qui ont combattu qui héritèrent de la décision politique.
Le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA), cette instance censée incarner la souveraineté algérienne, fut marginalisé, écarté, liquidé politiquement. Ceux qui avaient négocié la paix, ceux qui avaient combattu dans l’ombre diplomatique ou dans les montagnes algériennes, furent les premiers trahis. Ils croyaient que l’indépendance marquerait la fin de la guerre, mais la guerre ne faisait que se redéployer.
En 1962, Boumédiène et son Armée des frontières s’imposèrent comme la nouvelle force dominante, non par le consentement du peuple, mais par la force brutale d’une soldatesque qui n’avait presque pas combattu contre l’occupant. Restée à l’abri en Tunisie et au Maroc pendant que les maquis de l’intérieur menaient l’essentiel du combat, l’Armée des frontières ne portait pas les cicatrices de la lutte. Elle n’était pas affaiblie par l’épuisement des années de guerre. Elle était intacte, puissante, disciplinée, et elle n’avait qu’un objectif : s’emparer du pouvoir.
Dès lors, l’indépendance algérienne se transforma en un acte de dépossession interne. Le pays ne passa pas du joug colonial à la souveraineté populaire, mais d’un régime d’occupation étrangère à une domination militaire nationale.
La guerre ne s’est pas terminée ; elle a simplement changé de mains.
II. Le peuple sous État de Siège : L’Exception comme règle du gouvernement
Si Boumédiène incarne la figure du souverain post-indépendance — celui qui tranche, décide et impose l’ordre — il n’a jamais su transformer sa prise de pouvoir en fondation institutionnelle. Il a su s’imposer par la force, mais non structurer un État souverain durable.
Car qu’est-ce que l’État algérien après 1962, sinon une militarisation du pouvoir, une confiscation de la parole, une surveillance totale de la société ? Loin de pacifier la situation, le régime s’est consolidé sous un état d’exception permanent, une guerre qui ne dit pas son nom, où le peuple est tenu en respect par la peur et la répression.
Il est clair que le conseil de la révolution qui s’est mis en place ne fonctionna pas seulement par la loi et les institutions, mais aussi par la discipline, la surveillance et la production de la peur. Ce que Boumédiène et son régime ont fait, ce n’est pas simplement prendre le contrôle de l’appareil d’État, mais installer un mode de gouvernement où la société est réduite au silence, où chaque Algérien est sous surveillance, où la peur devient une structure de pouvoir.
L’État ne gouverne pas, il discipline. Il ne dirige pas, il surveille. Il ne sert pas, il se protège.
Ainsi, l’Algérien ne vit pas sous un État souverain, mais dans un État de siège qui ne s’avoue pas. La guerre est finie ? Mais alors pourquoi l’armée est-elle partout ? Pourquoi la police politique, pourquoi la torture, pourquoi la censure, pourquoi la répression sanglante de toute dissidence ?
le régime ne se maintient que dans la guerre. Il ne sait pas gouverner autrement.
III. Une souveraineté sans peuple : Pourquoi l’Algérie ne s’appartient pas
Un État souverain est un État qui appartient à son peuple. Mais que peut-on dire de l’Algérie, où l’armée a confisqué la politique, où la parole est muselée, où chaque soulèvement est noyé dans le sang ?
Chaque Algérien sait, confusément, qu’il n’est pas libre. Il sait que son pays ne lui appartient pas, que les décisions ne sont pas les siennes, que sa voix n’a pas de poids. Il sait que la police veille, que la surveillance est constante, que le moindre faux pas peut le mener à l’ombre.
Il sait aussi que l’histoire officielle est un mensonge. Que l’indépendance, si chèrement acquise, fut volée au peuple par une armée qui se croyait son maître.
Le peuple algérien vit dans une indépendance fictive, dans un État qui porte son nom, mais qui ne le représente pas.
Les révoltes de 1988 furent réprimées dans le sang. Le coup d’État de 1992 plongea le pays dans une décennie de guerre civile. Le Hirak de 2019 fut brisé par la répression.
À chaque génération, les Algériens se soulèvent pour réclamer leur souveraineté, et à chaque fois, la même structure de pouvoir les écrase.
Jusqu’à quand ? Jusqu’à quand un peuple né dans la lutte, forgé dans l’adversité, restera-t-il l’otage de ses propres bourreaux ?
L’Algérie est-elle maîtresse de son destin ?
L’histoire de l’Algérie est celle d’un combat incessant, non pas seulement contre l’ennemi colonial, mais contre la dépossession, la confiscation et la peur. Boumédiène et son régime ne furent pas les architectes d’un État, mais les gestionnaires d’un état d’exception sans fin.
Alors, que reste-t-il au peuple algérien ? Le souvenir d’une indépendance volée, et l’espoir, toujours renouvelé, d’une liberté qu’on ne lui a jamais rendue.
L’Algérie est indépendante, mais l’Algérien, lui, ne l’est pas encore.
Khaled Boulaziz