La guerre n’est pas l’interruption politique d’une paix qui lui serait première ; la guerre, c’est la matrice et le moteur du pouvoir politique. C’est en fonction de la guerre, et comme prolongement d’un rapport de guerre, que le pouvoir s’organise.
Michel Foucault
L’État moderne, en sa souveraine autorité, ne se borne point à administrer les corps vivants, à les discipliner par l’échafaudage subtil des lois, à les conformer aux desseins d’une machinerie sociale, ou à les soumettre aux arcanes silencieux du pouvoir. Il lui incombe également de régir la mort, d’en ordonner l’heure et le cérémonial, de la fondre dans l’alchimie du devoir et de la vertu, afin qu’elle devienne l’offrande suprême sur l’autel de la raison d’État.
Gouverner, ce n’est point seulement assurer la quiétude du vivant, c’est aussi décider, avec la gravité d’un aruspice antique, quelles âmes doivent s’évanouir dans l’abîme et sous quelles conditions le sacrifice sera tenu pour légitime. De la Rome impériale aux cataclysmes des guerres mondiales, de la pompe sanguinaire des sacrifices rituels aux guerres sans visage du siècle présent, l’histoire du pouvoir est tissée d’une trame où se mêlent la chair suppliciée et l’auguste autorité du glaive.
Mais cette ordonnance des corps et des âmes n’est pas un exercice brut ; elle se drape d’apparats, s’épanouit dans un théâtre où l’éloquence du pouvoir et ses législateurs confère au sang versé le lustre du devoir accompli, où le gémissement des mourants s’harmonise avec l’écho solennel des discours patriotiques. Depuis les antiques arènes jusqu’aux champs de bataille glorifiés par les fresques et les mémoires, la guerre fut toujours une cérémonie choréographé, la liturgie d’un État qui s’affermit par le sacrifice consenti de ses fils.
Conséquement, et loin d’être un accident historique, la guerre constitue un moment essentiel de la souveraineté. Elle est le prisme à travers lequel se révèle la pleine puissance du politique, cet instant où le droit s’efface devant la nécessité, où le commandement étatique assume son visage le plus nu, celui de l’extermination légitime.
Dans une perspective inédite, la guerre dévoile son âme obscure : une immense forge où l’État régénère son essence et resserre son emprise sur ses sujets en orchestrant leur anéantissement méthodique. Il ne s’agit donc pas seulement de considérer la guerre comme un événement, mais de la penser comme une structure, un fondement central de la politique moderne.
Michel Foucault, en ses lumineuses explorations des méandres du biopouvoir, nous éclaire que le pouvoir ne se résume point à l’infliction de la mort, mais qu’il s’exerce, plus subtilement, par la régulation minutieuse de la vie. L’État, en son rôle d’ordonnateur suprême, surveille, façonne, optimise les corps, règle la natalité, guette les épidémies, sanctifie la discipline. Mais il ne renonce point pour autant à la coercition ultime, et la guerre lui offre l’occasion d’exercer, avec la majesté froide de la nécessité, cette magistrature funèbre.
Achille Mbembe, poursuivant cette pensée, forgea le concept de nécropolitique, démontrant comment le pouvoir moderne ne se contente pas de régir la vie, mais s’érige également en administrateur scrupuleux de la mort.
Ainsi, le champ de bataille ne saurait être perçu comme une simple arène de confrontation, mais bien plutôt comme une scène où se joue la métamorphose du citoyen en martyr, du vivant en instrument d’une souveraineté qui le transcende. Par quel raffinement l’État façonne-t-il le consentement à cette immolation ? Par quelle alchimie des affects transforme-t-il la guerre en un ordre naturel, en une inéluctable et sublime fatalité ? Comment une société se persuade-t-elle que périr pour la patrie, pour un monarque, pour une idéologie, constitue l’apothéose du devoir et le couronnement de l’honneur ?
L’institution militaire, l’éducation, la rhétorique patriotique et l’historiographie s’imbriquent dans un agencement complexe, où chaque maillon contribue à la production du sujet sacrificiel. L’entraînement du soldat, le culte des héros, l’esthétisation de la guerre, la glorification du martyre national : toutes ces structures participent à l’édifice du consentement à la mort. La guerre ne se limite pas à l’exécution des hostilités ; elle est avant tout une fabrique d’identités, une mise en ordre du monde où chaque individu trouve sa place dans la hiérarchie du sacrifice.
Cependant, loin de considérer le sacrifice comme une fatalité irrévocable, nous tenterons d’en dévoiler l’armature fragile, d’en démontrer la construction historique et les fissures. Car ce qui fut institué peut être déconstruit, ce qui fut exalté peut être récusé. Cet ouvrage entend armer la pensée d’instruments critiques propres à concevoir un avenir libéré de la souveraineté du glaive, une communauté humaine qui ne se fonde plus sur le sang versé mais sur la vie partagée.
Le sacrifice, en tant que pratique sociale et politique, ne surgit pas ex nihilo dans l’histoire humaine. Il plonge ses racines dans les profondeurs de l’archaïsme, où la violence rituelle et la mort organisée servaient déjà à sceller les pactes sociaux, à apaiser les dieux, et à légitimer l’autorité des chefs. Dans les sociétés primitives, le sacrifice était une cérémonie sacrée, un acte de communication avec le divin, où la vie d’un être — animal ou humain — était offerte en échange de faveurs ou de protection. Cette logique sacrificielle, bien que transformée, persiste dans les sociétés modernes, où elle est réinvestie par l’État et ses appareils idéologiques.
Dans l’Antiquité, le sacrifice prennait une dimension politique explicite. À Rome, le devoir du citoyen-soldat fut indissociable de sa soumission à l’autorité de l’État.
La devotio, cet acte par lequel un général se vouait aux dieux infernaux pour assurer la victoire de ses troupes, illustrait la manière dont le sacrifice individuel fut mobilisé au service de la collectivité.
De même, dans la Grèce antique, la mort au combat était glorifiée comme l’accomplissement suprême de la vertu civique. Les épopées homériques, les tragédies d’Eschyle et de Sophocle, et les discours de Périclès furent témoins de cette exaltation du sacrifice guerrier.
Avec l’avènement du christianisme, le sacrifice acquiert une nouvelle dimension spirituelle. Le Christ, en tant que figure sacrificielle par excellence, devient le modèle du martyr dont la mort rachète l’humanité.
Cette théologie du sacrifice imprègne profondément la culture occidentale, influençant la manière dont la mort au combat est perçue et valorisée. Les croisades, par exemple, transposent cette logique sacrificielle dans un contexte militaire, où mourir pour la foi est présenté comme un acte de rédemption.
À l’époque moderne, le sacrifice est récupéré par l’État-nation, qui en fait un pilier de sa légitimité. La Révolution française, avec son culte des martyrs de la liberté, et les guerres napoléoniennes, qui glorifient la mort pour la patrie, marquent une étape cruciale dans cette évolution.
Le sacrifice n’est plus seulement un acte individuel ou religieux ; il devient un devoir civique, une obligation envers la nation. Les monuments aux morts, les commémorations, et les récits historiques contribuent à sacraliser cette mort collective, à la transformer en fondement de l’identité nationale.
Michel Foucault, dans ses travaux sur le biopouvoir, a montré comment l’État moderne s’est constitué en gestionnaire de la vie. À travers des institutions comme la médecine, l’éducation, et la police, l’État surveille, contrôle, et optimise les corps, cherchant à maximiser leur productivité et leur docilité.
Cependant, cette gestion de la vie ne va pas sans une gestion parallèle de la mort. La guerre, en tant qu’expression ultime de la souveraineté, est le moment où l’État suspend sa fonction biopolitique pour exercer sa fonction nécropolitique.
Le concept de nécropolitique, développé par Achille Mbembe, permet de comprendre comment le pouvoir moderne organise la mort à grande échelle. Dans les colonies, par exemple, la violence coloniale est justifiée par des discours de civilisation et de progrès, qui masquent l’exploitation et l’extermination des populations indigènes. De même, dans les guerres totales du XXe siècle, la mort de masse est rationalisée et industrialisée, transformée en un outil de domination politique.
La guerre moderne, avec ses technologies de destruction et ses logiques bureaucratiques, illustre parfaitement cette convergence du biopouvoir et de la nécropolitique. Les soldats, formés et disciplinés par l’État, sont envoyés au front comme des instruments de sa volonté. Leur mort, loin d’être un accident, est intégrée dans un calcul stratégique, où chaque vie sacrifiée est comptabilisée en termes de gains et de pertes.
Pour que le sacrifice soit accepté, il faut que les individus soient préparés à l’accepter. Cette préparation passe par un ensemble de techniques de pouvoir qui façonnent les corps et les esprits. La discipline, telle que Foucault l’a décrite, joue un rôle central dans ce processus. À travers l’entraînement militaire, les individus sont transformés en soldats, capables de tuer et de mourir sur commande. La hiérarchie, les rituels, et les codes d’honneur contribuent à renforcer cette docilité.
Cependant, la discipline seule ne suffit pas à produire le consentement au sacrifice. Il faut également un travail sur les affects, sur les émotions et les croyances. Les discours patriotiques, les commémorations, et les récits historiques jouent un rôle crucial dans ce processus. En glorifiant la mort au combat, en la présentant comme un acte héroïque et noble, ces discours transforment le sacrifice en une obligation morale, en une source de fierté et d’identité.
L’esthétisation de la guerre, à travers l’art, la littérature, et les médias, contribue également à cette fabrique du consentement. Les images de héros, les récits de batailles, et les symboles nationaux créent une mythologie qui légitime la violence et la mort. Cette esthétisation n’est pas neutre ; elle sert à masquer la brutalité de la guerre, à la transformer en une expérience sublime et transcendante.
Malgré la puissance des mécanismes qui produisent le consentement au sacrifice, il existe des résistances. Les objecteurs de conscience, les déserteurs, et les mouvements pacifistes témoignent de la possibilité de refuser la logique sacrificielle. Ces résistances, bien que souvent marginalisées, révèlent les fissures dans l’édifice du pouvoir, les points où la domination peut être contestée.
Pour imaginer un avenir libéré de la logique du sacrifice, il faut repenser les fondements de la communauté politique. Au lieu de se fonder sur la violence et la mort, cette communauté pourrait se construire autour de la vie partagée, de la solidarité, et du soin. Les travaux de penseurs comme Judith Butler, qui explorent les possibilités d’une éthique de la vulnérabilité, ou de Bruno Latour, qui propose une politique écologique centrée sur le vivant, offrent des pistes pour une telle refondation.
Le sacrifice, en tant que pratique politique, n’est pas une fatalité. Il est le produit d’une histoire, d’un ensemble de techniques de pouvoir et de discours qui peuvent être déconstruits et contestés. En dévoilant les mécanismes qui produisent le consentement à la mort, en explorant les résistances et les alternatives, nous pouvons envisager un avenir où la vie, plutôt que la mort, devient le fondement de la communauté humaine. Cet avenir n’est pas donné ; il doit être construit, par une pensée critique et une action collective qui refusent la souveraineté du glaive et célèbrent la vie dans toute sa fragilité et sa beauté.
Khaled Boulaziz