Dans le sillage des tensions diplomatiques entre les autorités algériennes et françaises, une conséquence majeure se dessine : la remise en question des avantages exclusifs jusque-là réservés à la classe dirigeante algérienne. Parmi ces bénéfices, le passeport diplomatique, actuellement exempté de l’obligation de visa Schengen, se trouve menacé par l’éventuelle mise en place de cette exigence.
Un décret présidentiel fixe les critères d’attribution des passeports diplomatiques et de mission. Ce document, publié dans le Journal Officiel (numéro 37) le 1er juin 2023 (1), dresse une liste de 54 catégories de fonctions élevées et honorifiques dont les titulaires, ainsi que leurs proches, bénéficient de privilèges qui semblent à mille lieues des réalités du citoyen ordinaire. Ces privilèges, qui incluent une facilité de circulation internationale et une immunité partielle, incarnent une séparation criante entre une élite bien ancrée au sommet de l’État et la masse populaire, souvent laissée à elle-même face aux difficultés du quotidien.
L’attribution des passeports diplomatiques en Algérie illustre non seulement la prédominance d’une oligarchie au pouvoir, mais également une fracture sociale et politique profonde. L’analyse de la liste des bénéficiaires, l’héritage historique et les implications de ces pratiques révèlent les symptômes d’un système étatique enfermé dans une logique de privilèges et de captation des ressources.
Une liste éloquente : privilèges et centralisation du pouvoir
Le décret présidentiel établit une liste impressionnante de bénéficiaires potentiels de passeports diplomatiques, allant des chefs de l’État et de leurs proches collaborateurs jusqu’aux généraux de l’armée nationale et aux ambassadeurs à la retraite. Il inclut également des figures honorifiques telles que les anciens présidents, les membres du Conseil National de la Révolution Algérienne et les dirigeants historiques de l’Armée de Libération Nationale.
Ce qui frappe dans cette liste, c’est la concentration du pouvoir entre les mains de l’appareil d’État, les forces de sécurité et les institutions militaires. Le chef d’État-major de l’Armée nationale populaire, les commandants des régions militaires et les directeurs des services de renseignement se voient tous attribuer ce passeport privilégié. Cela illustre une centralisation excessive du pouvoir, où l’armature militaire et sécuritaire occupe une place prépondérante dans l’architecture étatique.
Les membres du gouvernement, du système judiciaire et des instances constitutionnelles ne sont pas en reste. Du président de la Cour constitutionnelle au gouverneur de la Banque d’Algérie, en passant par le recteur de la Grande Mosquée d’Alger, les sphères politiques, administratives et religieuses sont largement représentées. Cette large distribution de privilèges à des fonctions élevées témoigne d’une vision hiérarchique et rigide de l’État, où les ressources publiques semblent destinées à renforcer les intérêts d’une élite restreinte.
Une héritage historique pesant
Cette distribution de privilèges n’est pas sans rappeler l’héritage colonial et post-colonial de l’Algérie. Durant la période coloniale française, les structures de pouvoir étaient déjà fortement centralisées, avec une élite européenne jouissant de droits et d’avantages inaccessibles à la majorité algérienne. Après l’indépendance en 1962, ce modèle n’a pas été entièrement démantelé. Au contraire, une nouvelle classe dirigeante, issue du mouvement nationaliste et de l’armée, a pris le relais, reproduisant des dynamiques similaires de privilège et d’exclusion.
La révolution algérienne était porteuse d’un espoir d’égalité et de justice sociale, mais cet espoir s’est progressivement effrité face à la réalité d’un État dominé par une caste militaire et politique. Les passeports diplomatiques sont ainsi devenus un symbole des disparités entre une élite qui continue de bénéficier des richesses du pays et une population qui peine à joindre les deux bouts. Cette fracture est d’autant plus visible dans un contexte où les manifestations populaires du Hirak ont exprimé une exaspération croissante face à ces inégalités.
Les conséquences politiques et sociales
L’existence d’une telle liste privilégiée pose plusieurs questions fondamentales. Tout d’abord, elle interroge sur la notion même de représentation et de légitimité. Dans un système démocratique, les ressources de l’État devraient être réparties de manière équitable, en fonction des besoins et de l’intérêt général. Or, la concentration des passeports diplomatiques dans les mains d’une élite fermée suggère un usage abusif des ressources publiques pour consolider le pouvoir d’un petit groupe.
Ensuite, cette pratique renforce la perception d’un éloignement croissant entre les gouvernants et les gouvernés. Dans un pays où le taux de chômage est élevé et où de nombreux citoyens luttent pour subvenir à leurs besoins, ces privilèges paraissent indécents et déconnectés des réalités du peuple. Ce fossé alimente un ressentiment profond et un sentiment d’injustice, qui peuvent à terme menacer la stabilité sociale et politique du pays.
Enfin, la persistance de telles pratiques fragilise l’image de l’Algérie sur la scène internationale. Alors que le pays cherche à renforcer son rôle diplomatique et économique, ces privilèges accordés à une minorité donnent une impression d’opacité et de clientélisme, compromettant sa crédibilité en tant qu’acteur global.
Une fracture à combler
Pour remédier à cette situation, une réforme en profondeur est nécessaire. Elle devrait commencer par une plus grande transparence dans l’attribution des passeports diplomatiques et par une réduction significative du nombre de bénéficiaires. Les ressources publiques doivent être réorientées vers des politiques qui bénéficient à l’ensemble de la population, notamment en investissant dans des secteurs tels que l’éducation, la santé et l’emploi.
Par ailleurs, un véritable effort de démocratisation est indispensable. Cela passe par un renforcement des institutions, une meilleure représentation des citoyens dans les processus décisionnels et une lutte contre la corruption qui gangrène les hautes sphères de l’État. Une telle transformation permettrait non seulement de réduire les inégalités, mais aussi de restaurer la confiance du peuple envers ses dirigeants.
Enfin, il est crucial de replacer les intérêts du peuple au cœur des priorités nationales. Les dirigeants algériens doivent reconnaître que la stabilité et la prospérité du pays ne peuvent être assurées que si les richesses nationales bénéficient à tous et non à une poignée de privilégiés.
A la fin des fins, l’ampleur véritable de ce phénomène, à l’image d’un poignard de la traîtrise planté dans le cœur de la nation algérienne, dissimule sous la surface une immensité insoupçonnée, bien au-delà des apparences administratives. Si l’on en scrute les profondeurs et les ramifications tentaculaires, le nombre des titulaires de ces passeports pourrait allègrement franchir la barre des 10 000, peut-être même davantage, chaque bénéficiaire se muant en une sansue ajoutée à un édifice hérissé de privilèges et couronné par l’arrogance du pouvoir. Ce spectacle, loin de se limiter à une simple concentration des faveurs, révèle la perpétuation presque théâtrale d’une oligarchie vorace, qui s’abreuve aux fontaines des largesses étatiques, drapée dans le mystère épais d’une opacité devenue doctrine.
Mais voici que s’ajoute une innovation digne des annales baroques du pouvoir : la caste militaire algérienne, dans une chorégraphie de domination savamment orchestrée, a engendré une nouvelle constellation sociale — la classe diplomatique. Cette élite rapace, façonnée dans le creuset des privilèges, incarne un symbolisme éclatant, un hymne au faste d’un système qui se délecte de son propre reflet dans le miroir déformant du pouvoir absolu. C’est là une fresque d’une magnificence troublante, où chaque excès, chaque passe-droit, chaque nom ajouté à cette liste sans fin devient un ornement, témoignage sublime et funeste d’un État enfermé dans une spirale de grandeur et de décadence inextricablement mêlées.
Khaled Boulaziz