Nous avons libéré la terre, sans l’homme.
Ferhat Abbas, Homme d’État Algérien
Cette année, l’Algérie célèbre avec gravité le 70ᵉ anniversaire du déclenchement de sa glorieuse Révolution, commencée ce 1ᵉʳ novembre 1954. Ce fut une lutte héroïque, un cri déchirant pour la liberté, une révolte contre l’oppression coloniale qui a galvanisé une nation entière, nourrie par l’espoir d’une indépendance arrachée aux griffes du colonisateur. Pourtant, à l’aube de cette commémoration, une ombre immense plane sur cet héritage. Ce qui fut autrefois une épopée de libération est devenu une tragédie de captation : la révolution a été détournée de son noble dessein par une caste militariste, transformée en un alibi pour justifier l’oppression d’une nouvelle ère. Cette caste, prétendant être les gardiens sacrés de la mémoire révolutionnaire, a pris en otage l’Algérie, emprisonnant toute une nation dans une commémoration figée, devenue un outil de légitimation pour la pérennité d’un régime autoritaire. Ainsi, loin de réaliser les promesses d’émancipation, cette révolution est devenue l’instrument par lequel le peuple, jadis libéré, est désormais asservi.
Ces autoproclamés héritiers de la lutte anti-coloniale ont figé l’Algérie dans une répétition perpétuelle d’une révolution mythifiée, étouffant tout vent de changement ou de réformes. Depuis l’indépendance en 1962, le récit révolutionnaire est resté figé dans une propagande soigneusement orchestrée par cette élite militaire, consolidant son contrôle sur les rênes du pouvoir. La nation, plutôt que de se voir offrir une démocratie naissante, s’est retrouvée piégée dans un système où les aspirations populaires sont systématiquement réduites au silence, reléguées aux marges du débat public. L’héroïsme de la révolution, censé être une force libératrice, est devenu un masque sous lequel se dissimule un régime autoritaire et inébranlable. Ce pouvoir, exercé par une poignée d’oligarques militaires, s’emploie à entretenir une illusion de patriotisme et de sacrifice, tout en maintenant une emprise implacable sur les richesses de la nation.
Non seulement cette caste militariste tient l’Algérie sous son joug, mais elle l’a également menée au bord de l’abîme en initiant une guerre civile sanglante dans les années 90, une décennie noire qui a failli emporter l’État. Sous les apparences d’une lutte pour la sauvegarde de l’intégrité nationale, ces mêmes dirigeants ont orchestré un conflit qui a plongé le pays dans le chaos, provoquant des massacres effroyables et un traumatisme dont le peuple algérien peine encore à se remettre. Le baroque grotesque de ce conflit était que ceux qui prétendaient défendre l’État étaient aussi ceux qui, dans l’ombre, tiraient les ficelles, manipulant les alliances et alimentant la guerre pour mieux maintenir leur pouvoir. Loin d’être des arbitres de la paix, ils ont été les architectes d’une violence orchestrée, utilisant la terreur comme un outil politique pour museler les dissidents et étouffer toute tentative de démocratisation. Cette guerre civile, qui a laissé des plaies béantes dans la mémoire collective, n’était pas seulement une tragédie nationale, mais aussi le paroxysme de la perversion d’un système qui n’a cessé de trahir les idéaux mêmes qu’il prétendait incarner.
Au lieu de guider l’Algérie vers un avenir fondé sur la justice sociale et la démocratie, cette élite militariste a transformé le mythe révolutionnaire en une arme pour asservir. La légitimité historique de la lutte pour l’indépendance, au lieu d’être un moteur de progrès, a été transformée en une justification pour préserver le statu quo, et toute velléité de réforme est immédiatement perçue comme une menace existentielle pour leur hégémonie. Les rares réformes qui voient le jour sont des simulacres, des gestes symboliques, vidés de toute substance. Elles ne sont que des ombres jetées sur les murs d’une caverne où la lumière de la démocratie ne parvient jamais à pénétrer. Sous prétexte de protéger les acquis de la révolution, ces dirigeants s’emploient à dévoyer l’héritage glorieux de la lutte contre le colonialisme pour consolider leur propre pouvoir et maintenir le peuple dans un état de dépendance et de frustration.
Cette confiscation de la révolution par une caste militariste, au nom d’une légitimité historique qu’elle ne cesse de revendiquer, constitue le drame de l’Algérie moderne. Depuis l’indépendance, les véritables artisans de la libération ont été marginalisés, oubliés, tandis que leur mémoire est exploitée sans vergogne par ceux qui, loin de poursuivre leur œuvre, l’ont trahie en accaparant le pouvoir. Sous la rhétorique révolutionnaire se cache un régime figé, hermétique aux aspirations populaires, où toute tentative de démocratisation est systématiquement réprimée. Les révolutions sont des moments d’espoir et d’élan collectif, mais celle de l’Algérie a été prise en otage, transformée en un simple prétexte pour justifier la pérennité d’un régime autoritaire.
Aujourd’hui, soixante-dix ans après le déclenchement de la révolution, il est temps pour l’Algérie de rompre les chaînes de cette emprise militariste, de réévaluer le sens véritable de cette lutte historique. Le peuple algérien doit se réapproprier l’héritage de la révolution, non comme un fétiche de la gloire passée, mais comme un appel pressant à la justice sociale, à la démocratie et à la liberté. La nation ne peut continuer à être prisonnière d’une caste qui détourne son histoire pour maintenir son pouvoir personnel. Il est impératif que les réformes deviennent une réalité et non plus un simple mirage, et que le peuple algérien soit enfin libéré de ce carcan imposé par ceux qui prétendent être les défenseurs de la mémoire révolutionnaire.
Ainsi, l’Algérie se trouve à la croisée des chemins : soit elle continue à sombrer dans les ténèbres d’un autoritarisme militariste, soit elle s’élève vers l’accomplissement des véritables idéaux de la révolution, ceux de la liberté, de la justice et de la démocratie. Il est temps de rendre à la révolution algérienne son sens originel, non pas en tant qu’outil de répression, mais comme l’étendard d’un peuple en quête de son propre destin.
Khaled Boulaziz