Il y a des blessures qui ne cicatrisent pas. Il y a des peuples dont le sang continue de couler, goutte après goutte, génération après génération, sans que le monde n’y voit autre chose qu’un fait divers récurrent. Il y a la Palestine, et il y a ce que l’humanité a accepté de devenir en la regardant mourir à petit feu.
Chaque jour, les bombes tombent sur Gaza comme si les lois de la gravité avaient été réécrites par des génocidaires. Chaque nuit, des enfants meurent dans leur sommeil, sans nom dans les bulletins des chancelleries, sans visage sur les chaînes d’information. L’odeur du phosphore blanc rivalise avec celle du pain non cuit. Le lait manque, l’eau est saumâtre, les hôpitaux sont des morgues improvisées. Et pourtant, c’est la Palestine qui est accusée de terrorisme.
L’histoire est ancienne, mais la mémoire est fraîche. En 1948, l’expulsion méthodique de plus de 750 000 Palestiniens inaugure l’ère moderne de la catastrophe, la Nakba. Ce n’était pas une guerre, c’était une opération de purification ethnique. Villages rasés, familles dispersées, noms effacés. Depuis, chaque décennie offre sa variation sur la même musique lugubre : 1967, 1982, 1987, 2002, 2008, 2014, 2021, 2023… et maintenant 2024. L’hémorragie ne s’interrompt jamais. Elle coule à travers les murs, les camps, les frontières. La Palestine est une plaie ouverte, et c’est l’humanité qui en saigne.
Dans les ruines de Khan Younès ou sous les gravats de Jabaliya, il n’y a ni terroristes, ni stratèges, ni soldats. Il y a des pères qui creusent à mains nues pour retrouver leurs filles, des mères qui enroulent dans du tissu ce qu’il reste d’un enfant sans tête. Il y a la prière silencieuse d’un vieillard qui serre contre lui les clefs d’une maison qu’il ne reverra jamais. Il y a les cris étouffés dans les souterrains, les dessins d’enfants sur les murs calcinés, les slogans griffonnés sur des cartons de nourriture.
Ce qui se passe à Gaza n’est pas un « conflit ». Ce n’est pas une « guerre ». C’est un crime permanent, une logique d’extermination à faible intensité, trop lente pour déclencher un tollé diplomatique, trop constante pour scandaliser les marchés. C’est la négation d’un peuple dans son essence : sa terre, sa langue, sa mémoire, son droit d’exister.
Et pourtant, malgré les murs, malgré les drones, malgré les blocus, la Palestine parle. Par ses poètes, ses mères, ses résistants, ses enfants. Elle parle dans les films d’Elia Suleiman, dans les vers de Mahmoud Darwich, dans les marches du retour, dans les kuffiehs suspendus aux balcons de Naples ou de Santiago. Elle parle dans chaque cri, dans chaque pierre, dans chaque regard. Elle dit : nous sommes encore là. Vous pouvez tuer nos corps, mais vous n’effacerez pas notre nom.
Mais que fait le monde, pendant ce temps ? Il compte les morts. Il compare les chiffres. Il pond des communiqués. L’Europe, grande donneuse de leçons, finance la reconstruction d’un hôpital le lundi, et vend des pièces d’avion de chasse le mardi. Les États-Unis protègent Israël comme un parrain protège sa mafia. L’ONU vote des résolutions qui s’empilent comme des cercueils diplomatiques. Et le reste du monde regarde, entre fatigue, impuissance et complicité.
C’est là que réside le scandale fondamental : la Palestine n’est pas seulement un drame humanitaire, c’est un miroir. Un miroir de ce que nous sommes devenus. Un monde où la dignité a un prix, où la mémoire est sélective, où l’oppresseur dicte le langage. Un monde où l’on demande à l’occupé de faire preuve de retenue, à l’exilé de s’excuser, au blessé de ne pas crier trop fort.
Mais la Palestine n’est pas seule. Elle vit dans chaque lutte. Elle palpite dans les favelas de Rio, dans les banlieues de Paris, dans les camps de réfugiés d’Alep, dans les chants de Soweto. Elle est l’écho de tous les peuples colonisés, relégués, marginalisés. Elle dit à ceux qui souffrent : vous n’êtes pas oubliés. Elle dit à ceux qui résistent : vous êtes légitimes.

La Palestine, ce n’est pas une question « arabe », ce n’est pas une guerre de religions. C’est une question morale universelle. C’est la ligne de fracture entre ceux qui croient que certains peuples valent plus que d’autres — et ceux qui refusent. C’est le test ultime de la conscience mondiale. Tant que la Palestine sera enchaînée, l’humanité ne sera pas libre.
Alors oui, nous avons le droit de pleurer. Mais nous avons aussi le devoir de parler, d’écrire, de dénoncer. De ne pas détourner les yeux. D’exiger des comptes. D’arracher les masques. D’ouvrir les archives. D’élever la voix quand les bombes tombent.
Car chaque silence tue.
Car chaque mot peut sauver.
Et parce que la Palestine, ces veines ouvertes de l’humanité, n’a jamais cessé de saigner. Et pourtant, elle marche. Elle avance. Elle se relève. Elle résiste. Non pas parce qu’elle est forte. Mais parce qu’elle est juste.
Et cela, aucun F-35 ne peut le bombarder.
Khaled Boulaziz