Clivages identitaires et enjeux de stabilité nationale : analyse des controverses autour de l’arrestation de Mohamed El-Amine Belghit et Boualem Sansal

La scène politique algérienne récente a été marquée par l’arrestation de deux figures intellectuelles aux profils très différents, Mohamed El-Amine Belghit, universitaire engagé dans le débat mémoriel, et Boualem Sansal, écrivain souvent critiqué pour ses positions controversées sur l’histoire de l’Algérie. Malgré leurs trajectoires distinctes, leurs interpellations ont provoqué des réactions contrastées, tant au niveau national qu’international, révélant des fractures idéologiques profondes dans la société.

Les débats suscités par ces arrestations ont été amplifiés sur les réseaux sociaux, qui ont servi de caisse de résonance à des discours souvent polarisés, voire contradictoires. Tandis que certains dénoncent une atteinte à la liberté d’expression, d’autres y voient des propos susceptibles d’alimenter les tensions communautaires et de fragiliser l’unité nationale. Ce contexte pose la question centrale du rapport entre liberté intellectuelle, cohésion sociale et stabilité de l’État dans un pays où l’histoire, la religion et l’identité continuent de structurer les clivages politiques.

Mohamed El-Amine Belghit s’est exprimé sur une chaîne émiratie dans des termes critiqués pour leur caractère potentiellement clivant. Boualem Sansal, quant à lui, s’est exprimé sur une plateforme affiliée à l’extrême droite française. Si leurs canaux de diffusion et leurs références idéologiques diffèrent, les deux figures ont tenu des propos remettant en cause certains fondements historiques ou symboliques de l’État algérien, comme les accords d’Évian, le congrès de la Soummam, ou encore les frontières issues de l’indépendance.

Ces positions ont été interprétées, par certains observateurs, comme des tentatives de réécriture idéologisée de l’histoire, en lien avec des lectures concurrentes de l’identité nationale : amazighité, arabité, islamité, laïcité. L’ensemble de ces tensions illustre l’existence persistante d’un champ mémoriel conflictuel, où chaque camp tend à mobiliser des fragments de l’histoire pour légitimer ses propres représentations du présent.

Le cas de Mohamed El-Amine Belghit a suscité un écho particulier au sein de plusieurs courants islamistes, nationalistes et conservateurs. Des personnalités comme Abdelkader Bengrina, Abderrazak Makri ou Abdallah Djaballah ont exprimé leur soutien, invoquant tantôt la stature scientifique du professeur, tantôt son engagement patriotique ou encore sa liberté d’opinion. Ces prises de position révèlent une convergence entre diverses sensibilités idéologiques autour d’une figure perçue comme alignée, au moins partiellement, avec certaines de leurs références identitaires ou religieuses.

Cependant, ces soutiens ont également été l’occasion d’un retour à des rhétoriques communautaires, notamment par l’invocation de l’appartenance tribale dans le cas d’Abou Djara Soltani. L’introduction du facteur tribal dans le débat public interroge sur la capacité de l’espace politique algérien à dépasser les logiques d’assignation identitaire au profit d’une citoyenneté inclusive et égalitaire.

L’épisode met aussi en lumière la persistance d’un clivage idéologique entre islamisme politique et nationalisme républicain, sur fond de tensions mémorielles liées à la décennie noire des années 1990. À ce titre, plusieurs acteurs islamistes continuent d’inscrire leurs prises de position dans un récit alternatif de l’histoire contemporaine, dans lequel les événements des années 1990 sont interprétés à travers le prisme de l’oppression politique et du sabotage du processus démocratique.

Parallèlement, des accusations de manipulation étrangère ont émergé, évoquant le rôle supposé d’acteurs étatiques extérieurs, comme les Émirats arabes unis, la Turquie ou encore la France, dans la diffusion de discours polarisants sur l’Algérie. Si ces accusations relèvent en partie d’une tradition politique régionale de suspicion mutuelle, elles traduisent également une conscience accrue des risques de fragmentation sociale dans un contexte géopolitique instable.

Sur le fond, le débat concerne la pluralité des narrations historiques et leur rapport au pacte républicain. L’enjeu n’est pas tant l’existence de visions divergentes de l’histoire que la manière dont ces visions s’articulent avec la construction d’un projet commun. L’opposition entre mémoire officielle, mémoire militante et mémoire contestataire demeure vive. Ce phénomène est accentué par l’absence de mécanismes institutionnels suffisamment légitimes pour arbitrer ces conflits symboliques.

La question amazighe continue d’occuper une place ambivalente dans les discours politiques. Si la reconnaissance constitutionnelle de la langue amazighe en tant que langue nationale et officielle est un acquis majeur, des voix persistent à remettre en cause sa légitimité ou à relativiser son poids dans l’identité nationale. Cela témoigne de l’inachèvement du consensus autour du pluralisme culturel comme fondement de l’unité nationale.

Dans ce cadre, les déclarations de certaines figures islamistes sur le statut de tamazight, ou leur appel implicite à sa révision constitutionnelle, illustrent les tensions entre une vision homogénéisante de l’identité algérienne et une approche pluraliste fondée sur la reconnaissance de la diversité historique et culturelle. L’opposition entre héritage badissien et projet républicain inclusif demeure un nœud idéologique non résolu.

En définitive, l’affaire Belghit-Sansal constitue un révélateur de tensions structurelles profondes : entre liberté d’expression et responsabilité intellectuelle, entre pluralisme identitaire et cohésion nationale, entre mémoire sélective et récit commun. Elle interroge sur la capacité des institutions algériennes à encadrer le débat public sans recourir à la criminalisation systématique, mais aussi sur la responsabilité des intellectuels à éviter les discours susceptibles d’alimenter les fractures sociales.

L’État algérien est confronté à un défi récurrent : comment construire une citoyenneté inclusive dans un contexte de pluralité historique et identitaire sans verser dans la répression ou dans la censure ? La réponse à ce défi réside sans doute dans la consolidation d’un État de droit, garant des libertés publiques et du respect du pluralisme, mais aussi dans la réhabilitation d’un espace critique, libre de toute instrumentalisation politique ou confessionnelle.

Le cas algérien s’inscrit par ailleurs dans une tendance régionale plus large, où plusieurs États font face à des tentatives de fragmentation sociétale fondées sur l’exploitation des clivages ethniques, confessionnels ou linguistiques. Les exemples récents en Syrie, au Liban, en Irak, en Libye ou au Soudan illustrent les risques inhérents à l’érosion du lien national au profit de logiques communautaires. Dans ce contexte, l’Algérie apparaît comme un terrain stratégique où se joue l’équilibre entre unité républicaine et reconnaissance de la diversité.

Les dynamiques de fragmentation sociale ne sont pas uniquement endogènes. Elles sont souvent amplifiées par des acteurs transnationaux — États, groupes idéologiques, think-tanks ou médias — qui projettent leurs intérêts géopolitiques à travers des récits identitaires adaptés aux fragilités locales. Face à cela, la consolidation d’un socle républicain algérien suppose un effort pédagogique, institutionnel et culturel, ancré dans les principes du 1er novembre tout en intégrant les évolutions du XXIe siècle.

Ce socle ne peut être construit qu’en conciliant mémoire de la guerre d’indépendance et exigences de la démocratie pluraliste. Le dépassement des divisions historiques nécessite une relecture critique, décoloniale mais non mythifiée, du passé, capable d’ouvrir la voie à une citoyenneté partagée.

Les discours populistes, religieux ou racialisants doivent être déconstruits non pas par la censure mais par la rigueur intellectuelle et la production d’un récit inclusif. La jeunesse algérienne, notamment, doit être accompagnée dans une lecture autonome de son histoire, dégagée de toute instrumentalisation idéologique.

Enfin, la réactivation du pacte national dans l’esprit du 1er Novembre 1954, non comme référence figée mais comme projet évolutif, peut constituer le socle d’une réconciliation durable entre mémoire et avenir, diversité et unité, liberté et responsabilité.

Khaled Boulaziz