Bac 2025 : Où l’on enseigne aux vivants à bénir leurs bourreaux

Il fallait oser. En 2025, dans un pays ravagé par l’amnésie officielle et le renoncement pédagogique, des fonctionnaires algériens ont jugé bon de proposer à nos lycéens, pour leur épreuve de français, un extrait d’un texte de Benjamin Stora — ce vieux courtisan de la mémoire mutilée, ce rénovateur tiède d’un récit colonial aseptisé. Ce n’est plus de la négligence : c’est une trahison culturelle, une insulte aux morts, une gifle infligée à l’histoire. (1)

Que des lycéens algériens soient contraints de lire sans distance critique un texte qui nie jusqu’à l’existence de la propriété privée avant 1830, voilà qui dépasse le scandale : c’est une forme de collaboration intellectuelle. Une abdication mémorielle masquée en choix académique. Et ceux qui, à Alger, ont approuvé ce choix doivent être nommés pour ce qu’ils sont : des gardiens du prêt-à-penser colonial, des petits scribes de la servilité postcoloniale. Ils n’ont rien à envier aux plumitifs de Vichy.

Face à ce naufrage organisé, l’historien algérien Hosni Kitouni a eu le mérite de parler. De s’indigner. De rappeler, calmement mais fermement, que l’histoire ne peut pas être un exercice de diplomatie molle ni un manuel pour les bons sentiments. Car le texte de Stora, sous ses airs d’objectivité, est un ramassis de contrevérités. Un montage bancal de demi-faits. Il passe sous silence les spoliations massives, le séquestre, les millions d’hectares arrachés par la force aux paysans algériens, et s’enferre dans une rhétorique honteusement colonialiste : “il n’y avait pas de propriété avant les Français” — comme si l’Algérie était une terre vierge, un désert social, un décor en attente de ses metteurs en scène européens.

Ce n’est pas une erreur : c’est une volonté. Car Benjamin Stora est passé maître dans l’art de présenter le colonialisme français comme une “expérience douloureuse mais formatrice”, un “choc historique” porteur de “complexité”. Derrière cette langue de bois universitaire, il ne reste qu’un fait : l’effacement méthodique de la brutalité structurante de la colonisation. Chez lui, l’État colonial est une abstraction administrative, jamais une machine de mort. La terre volée devient un facteur économique. Les crimes deviennent des transitions.

Mais là où l’affaire devient obscène, c’est dans la posture du blessé qu’il adopte en retour. « Je suis très touché par l’agressivité », gémit Stora dans les colonnes d’un journal en ligne, avec le ton geignard de celui qui, après avoir marché sur les tombes, s’étonne d’entendre des cris. Mais quelle agressivité ? Kitouni ne l’a ni insulté, ni caricaturé. Il a démonté, point par point, les lacunes abyssales d’un texte indigent. Le seul scandale, c’est que Stora, habitué à être le « bon historien » des deux rives — c’est-à-dire inoffensif pour les colons et soporifique pour les colonisés —, n’ait jamais été autant mis face à ses contradictions.

Et voilà que les habituels chiens de garde de la bien-pensance médiatique se ruent pour lécher ses bottes : ceux-là mêmes qui passent leur temps à invoquer la “réconciliation” pour mieux enterrer la justice. Des éditocrates décérébrés, des universitaires de pacotille, et une intelligentsia francophone algérienne qui ne rêve que de croiser Macron à l’Institut du Monde Arabe. Tous unis dans une indignation de salon, scandalisés non par l’inexactitude du texte, mais par l’audace qu’a eue un Algérien de contester la Sainte parole de Stora. Pour eux, l’histoire est un monopole, une rente symbolique : ils parlent du “devoir de mémoire” comme on parle d’un ticket de rationnement. Et gare à ceux qui veulent ouvrir les archives autrement que par leur prisme.

Mais ce temps est fini. Les jeunes Algériens n’ont pas besoin de pédagogues compatissants ou de rapports creux commandés par l’Élysée. Ils ont besoin de vérité. Et cette vérité ne sortira ni d’un bureau à Paris ni d’un poste de conseiller ministériel. Elle surgira de la colère froide des historiens honnêtes, comme Kitouni, et de la conscience renaissante d’une génération qu’on ne pourra pas éternellement duper avec des phrases tièdes et des narratifs “équilibrés”.

Non, Monsieur Stora, il ne s’agit pas d’“adversaires agressifs”. Il s’agit d’un peuple qui en a assez qu’on lui parle de ses bourreaux avec des gants blancs. Et que l’on cesse une bonne fois pour toutes de prétendre qu’il existe une symétrie entre la France coloniale et l’Algérie colonisée. Le jour où les textes de l’Emir Abdelkader, de Mohamed Harbi ou de Kateb Yacine seront au programme du Bac français, peut-être parlerons-nous de “courtoisie”. En attendant, ce que vous appelez “discussion académique”, nous l’appelons falsification historique.

Khaled Boulaziz

(1) https://www.tsa-algerie.com/bac-2025-en-algerie-un-texte-de-benjamin-stora-suscite-la-controverse/