Gaza parmi les tombes : une vindication des vivants ensevelis

Au cœur de Gaza, là où les oliviers murmuraient jadis à la mer, les vivants dorment désormais aux côtés des morts. Les cimetières, ultimes sanctuaires du silence, sont devenus le dernier refuge des déplacés — des familles contraintes d’ériger des tentes parmi les ossements, les crânes et les pierres tombales. Que dit cette réalité de l’ordre international tant vanté, sinon qu’il n’est qu’un décor en ruine ? Que dit-elle de l’humanité, sinon qu’elle a abandonné toute distinction entre la vie et la mort, livrant les premiers aux seconds, non par fatalité, mais par politique ?

Il n’y a plus de métaphore possible pour Gaza. Gaza n’est pas une prison. Ce n’est pas un champ de bataille. Ce n’est même plus une crise humanitaire. Gaza est le miroir moral où se décompose le visage de notre civilisation.

Depuis octobre 2023, la guerre d’Israël contre la bande de Gaza ne cherche plus à se cacher. Ce n’est plus un conflit, mais une entreprise méthodique, systématique, d’effacement d’un peuple. Ce n’est pas une guerre entre armées — c’est une guerre contre l’existence elle-même. L’occupation israélienne a rasé les maisons, bombardé les hôpitaux, transformé les abris de l’ONU en pièges mortels, et affamé la population en fermant les points de passage et en bloquant l’aide. Plus d’un million de personnes ont été déplacées, ballotées d’un point à un autre de cette étroite bande de terre, sommées d’obéir à une géographie sans cesse redessinée comme un jeu sadique. Où aller ? Les écoles sont pleines. Les hôpitaux sont des ruines. Les maisons sont devenues poussière. Alors ils se tournent vers le seul endroit que les bombes n’ont pas encore pris : la terre des morts.

Les tentes fleurissent entre les tombes. Les enfants trébuchent sur des os. Les parents plantent leurs piquets de fortune dans les tombes. Mahmoud Hassouna, chassé de son quartier par les bombardements, n’a trouvé d’autre lieu pour abriter sa famille que le cimetière de Sheikh Radwan. Il parle avec la dignité des abandonnés : « Il n’y a pas de solution. » Et il a raison. Il n’y a pas de solution humanitaire à un crime politique. Il n’y a pas de pansement pour la blessure du colonialisme. Il n’y a pas de tente assez solide pour protéger un peuple de l’anéantissement délibéré.

Ce n’est pas une bavure de guerre. C’est une politique. Le but d’Israël n’est pas de « neutraliser » le Hamas — mais de rendre normal l’effacement. Les cimetières ne sont pas des symboles — ils sont les destinations réelles d’un processus entamé avec la dépossession, et qui approche désormais sa phase finale : la disparition. Le déplacement « volontaire » vers Rafah, à l’extrémité sud de Gaza, n’est qu’un autre nom pour le nettoyage ethnique. L’aide y est distribuée non parce que c’est un lieu plus sûr, mais parce que c’est là qu’on concentre les derniers survivants palestiniens. Comme du bétail. Comme des fantômes en attente.

Et pendant que cette horreur se déroule en direct, pendant que les enfants de Gaza fouillent la poussière et les os pour y trouver un souffle d’air, les architectes de l’indifférence globale encaissent les dividendes. Donald Trump et ses protégés — ces cyniques artisans des prétendus « accords de paix » et des Accords d’Abraham — ne sont pas des observateurs passifs ; ils sont les profiteurs de la mort. Tandis que le Moyen-Orient est divisé en zones d’influence et d’investissement, tandis que le pétrole, les armes et les technologies de surveillance circulent dans un sens, et la reconnaissance diplomatique dans l’autre, ils se repaissent. Ils célèbrent leurs contrats immobiliers, leurs ventes d’armes, leurs « accords historiques », pendant que des familles palestiniennes entières sont ensevelies — d’abord sous les décombres, ensuite dans le silence.

Pendant que Trump et ses protégés se partagent la richesse de cette région — signant des contrats, vendant des outils de surveillance à des autocrates, transformant les crimes de guerre en opportunités financières — des millions de damnés de la terre, et au premier rang d’entre eux les Palestiniens, font face à la mort sous des formes que l’imagination elle-même refuse d’envisager. C’est obscène. C’est l’apartheid avec un indice boursier. Les suites luxueuses de Manhattan et les ruines de Gaza sont les deux pôles d’un même système. D’un côté, des milliards s’accumulent. De l’autre, on enterre des enfants dans des camps-cimetières. Voilà le véritable « deal du siècle ».

Ramez Musa, un autre déplacé désormais installé parmi les tombes, a dit : « Nous sommes tous des martyrs, avec un simple décalage horaire. » Que ses mots hantent chaque décideur politique, dans chaque capitale, qui ose encore parler de « retenue » ou de « deux camps ». Il n’y a pas deux camps. Il y a un occupant et un occupé. Un État avec des avions, des tanks et l’impunité — et un peuple sans État, privé jusqu’à la dignité d’une sépulture.

Que doivent apprendre les enfants lorsqu’ils creusent la terre et découvrent un crâne humain ? Que retiendront-ils de ce monde qui les a forcés à dormir entre les tombes, à pleurer la faim parmi les cadavres ? Et quelle civilisation ose encore appeler cela « autodéfense » ?

Soyons clairs : les cimetières de Gaza ne sont pas les conséquences tragiques d’une crise géopolitique complexe — ce sont les fruits directs du colonialisme de peuplement. Un colonialisme qui n’a jamais pris fin en 1948, mais qui a simplement changé de forme. La Nakba n’est pas figée dans le passé ; elle continue de se dérouler, chaque jour, avec violence et obscénité. Israël, avec la complicité de l’Occident, mène une exécution publique, prolongée, de Gaza. Chaque frappe, chaque blocus, chaque déplacement forcé fait partie de cette machine d’effacement ethnique.

Et la fameuse « communauté internationale » ? Silencieuse. Impuissante. Ou pire — complice. Les États-Unis continuent de fournir les armes et de poser leur veto aux résolutions de l’ONU. L’Union européenne se lamente tout en réaffirmant le « droit d’Israël à se défendre ». Quel droit ? Quelle défense ? Contre qui ? Un enfant avec un os dans la main ?

La guerre contre Gaza n’est pas seulement une guerre contre les Palestiniens — c’est une guerre contre l’idée même de droit international, contre la notion d’humanité partagée. Elle démasque chaque prétention morale comme un mensonge confortable. Les déplacés de Gaza vivent dans des cimetières non pas parce qu’il n’y avait nulle part où aller, mais parce que le monde a décrété — par la parole ou par le silence — qu’ils ne méritaient pas de vivre.

Mais même dans les tombes, ils résistent. Même parmi les crânes, il y a défi. Ils ne sont pas partis. Ils n’ont pas disparu. Ils ne se sont pas rendus. Dans chaque tente dressée entre les morts, une clameur persiste : Nous sommes encore là. Non comme victimes. Non comme statistiques. Mais comme un peuple qui refuse de mourir en silence.

Gaza est devenu le cimetière de notre conscience moderne. Et tant que nous ne nous lèverons pas — tant que nous n’oserons pas appeler ce génocide par son nom — nous sommes, nous aussi, enterrés parmi les morts.

Khaled Boulaziz