Dans Islam et kabbale contre l’Occident chrétien (1), Alain Pascal développe une thèse pour le moins polémique : selon lui, l’islam ne serait pas une religion à part entière, mais une création ésotérique — une « religion golem » — façonnée pour servir les desseins d’un complot gnostique visant à détruire la civilisation chrétienne. Il associe l’islam à la kabbale, à la franc-maçonnerie et à divers courants ésotériques, dans une méta-narration où le christianisme serait assiégé depuis des siècles par une coalition de forces occultes. Cet essai, bien que séduisant pour certains lecteurs en quête de repères, repose sur des fondements hautement discutables. Il est non seulement historiquement erroné, mais philosophiquement fragile, théologiquement incohérent, et politiquement dangereux.
1. Un discours séduisant par sa cohérence apparente
Alain Pascal ne doit pas être écarté d’un revers de main comme simple théoricien du complot. Son ouvrage est construit avec un certain ordre narratif et une apparente logique qui lie ensemble des faits, des personnages, des écoles de pensée et des événements historiques. Ce récit totalisant donne aux lecteurs l’illusion de comprendre le chaos contemporain : l’ébranlement des identités, le recul de la foi chrétienne, l’incompréhension des conflits modernes. Dans cette vision, chaque élément — l’islam, la kabbale, la révolution, l’immigration — devient une pièce d’un vaste puzzle métaphysique. Mais cette cohérence n’est qu’illusoire, car elle se fonde sur une lecture binaire du réel : un combat du Bien chrétien contre un Mal ésotérique déguisé.
2. Une profonde méconnaissance de l’islam
La première grande faille du discours de Pascal est sa représentation de l’islam. Il affirme que cette religion serait d’inspiration talmudique et animée d’une gnose anti-chrétienne. Cette lecture ignore totalement la théologie propre de l’islam, qui ne procède ni du Talmud, ni de quelque ésotérisme gnostique. Le Coran, loin de promouvoir une lecture occulte du monde, insiste au contraire sur la clarté de la révélation divine (bayyināt). Jésus (ʿĪsā) y est honoré comme prophète et messie, né de la Vierge Marie, et la mission prophétique de Muhammad s’inscrit dans la continuité abrahamique. La divergence avec le christianisme ne relève pas d’une opposition cachée, mais d’une différence doctrinale explicite sur la nature du divin. La réduction de cette complexité à un simple front anti-chrétien relève d’un travestissement grossier.
3. Des erreurs historiques majeures
Pascal reconstruit l’histoire intellectuelle de l’Europe en opposant une tradition chrétienne supposément pure à des influences pernicieuses venues de l’islam et du judaïsme. Or, cette vision omet que la culture européenne s’est en grande partie nourrie de ces échanges. Le Moyen Âge chrétien doit beaucoup aux penseurs musulmans. Sans Avicenne, Averroès, Al-Fârâbî, les philosophes scolastiques — y compris saint Thomas d’Aquin — n’auraient pas pu accéder aux œuvres d’Aristote. L’Espagne andalouse fut un centre de transmission intellectuelle entre juifs, chrétiens et musulmans. Ce legs commun ne relève pas d’une subversion mais d’un enrichissement. Présenter ces interactions comme un « complot gnostique » est un contresens historique.
4. Un sophisme d’association : kabbale, islam, immigration…
Le cœur de la méthode argumentative de Pascal est un sophisme d’association : juxtaposer des phénomènes et les présenter comme liés par une intention occulte. En associant islam, kabbale, immigration, franc-maçonnerie, mouvements littéraires et politiques modernes, il construit un récit dans lequel tous les maux de l’Occident proviennent d’une unique force ennemie. Mais cette construction échoue à démontrer une quelconque causalité. Ce n’est pas parce que plusieurs courants ont coexisté ou interagi dans l’histoire qu’ils participent nécessairement d’un même projet destructeur. Une telle pensée est réductrice et constitue un danger pour l’analyse rationnelle et le dialogue interculturel.
5. L’ésotérisme comme bouc émissaire
Pascal fait de l’ésotérisme une force essentiellement maléfique, qu’il accuse de subvertir les fondements de la foi chrétienne. Pourtant, l’histoire du christianisme regorge elle aussi de courants ésotériques et mystiques : les écrits de Maître Eckhart, les spéculations de la kabbale chrétienne, les visions de Thérèse d’Avila ou de Jean de la Croix, et les symbolismes de la Renaissance sont autant de formes de spiritualité intérieure. L’ésotérisme, loin d’être toujours un vecteur de destruction, fut aussi un langage spirituel légitime permettant de sonder les mystères divins. Le stigmatiser dans sa totalité revient à rejeter une dimension importante de la tradition chrétienne elle-même.
6. Réfutation des objections fréquentes
- Objection 1 : Alain Pascal ne parle pas littéralement mais symboliquement. Même dans une lecture symbolique, le danger demeure : les récits binaires nourrissent les peurs, les amalgames, et empêchent une compréhension nuancée des phénomènes historiques. Ce symbolisme devient vite prétexte à une lecture paranoïaque de l’histoire.
- Objection 2 : Il met seulement en lumière des influences croisées ignorées. Reconnaître des influences n’implique pas qu’elles soient malveillantes. L’histoire intellectuelle est faite de rencontres, de circulations, de traductions. Pascal confond influence et conspiration, interaction et manipulation.
7. Un mythe qui trahit la raison et la foi
Le succès du livre d’Alain Pascal tient à sa capacité à offrir un récit mobilisateur dans une époque inquiète. Mais cette séduction masque un fond de simplification dangereuse. Son œuvre n’est pas une critique spirituelle lucide, mais un système clos sur lui-même, qui refuse la complexité du réel. En désignant des ennemis mythiques, en amalgamant religions, peuples et courants de pensée, Alain Pascal trahit aussi bien l’esprit du christianisme que celui de la raison critique. Ce que nous devons défendre aujourd’hui, ce n’est pas une chrétienté paranoïaque et assiégée, mais une culture de l’intelligence, du discernement, et de l’ouverture à l’autre.
Khaled Boulaziz