Mohamed Shahrour (1938–2019) était un intellectuel et réformiste syrien qui cherchait à réinterpréter les textes islamiques à la lumière de la modernité. Son travail était controversé, car il remettait en question la jurisprudence islamique traditionnelle et proposait de nouvelles perspectives sur le Coran. Contrairement aux érudits islamiques classiques qui adhéraient à la jurisprudence médiévale (fiqh) et à l’exégèse théologique (tafsir), Shahrour prônait une approche rationaliste basée sur le contexte historique, l’analyse linguistique et les droits de l’homme. Ses travaux ont suscité d’importants débats dans le monde musulman, attirant à la fois des éloges et de vives critiques.
Cette contribution présente les principaux apports de Shahrour, en mettant l’accent sur sa réinterprétation du Coran, sa critique de la jurisprudence islamique traditionnelle et sa vision d’un islam compatible avec les valeurs modernes. En examinant ses ouvrages majeurs, notamment Le Livre et le Coran : Une Lecture Contemporaine, cet essai soutient que l’œuvre de Shahrour représente une avancée significative, bien que controversée, dans la réforme de la pensée islamique.
La méthodologie de Shahrour : Une lecture contemporaine du Coran
L’une des contributions les plus importantes de Shahrour est sa méthodologie pour interpréter le Coran. Il soutenait que les interprétations traditionnelles s’appuyaient trop sur la jurisprudence médiévale et ne prenaient pas en compte le contexte linguistique et historique de la révélation coranique. Selon Shahrour, le Coran devait être lu comme un texte dynamique qui s’adapte aux conditions humaines changeantes, plutôt que comme un code juridique fixe et immuable.
Son approche était profondément influencée par la linguistique structurale, notamment les travaux de Ferdinand de Saussure. Shahrour estimait qu’une nouvelle approche herméneutique était nécessaire pour révéler les significations du Coran de manière fidèle à son message originel tout en le rendant pertinent pour la société contemporaine. Il distinguait deux concepts clés :
- Le Tanzil (Révélation comme message universel) – Shahrour soutenait que le Coran est une révélation divine destinée à fournir des principes éthiques et moraux généraux plutôt que des codes juridiques détaillés. Il pensait que de nombreuses lois dites « fixes » dans l’islam étaient en réalité des règles temporaires adaptées au contexte historique du VIIe siècle en Arabie.
- La Charia comme système flexible – Alors que les érudits traditionnels considèrent la charia comme un système juridique fixe et inchangeable, Shahrour proposait de la voir comme un cadre éthique évolutif. Il affirmait que les injonctions légales du Coran (concernant l’héritage, les châtiments, le mariage, etc.) devaient être comprises comme établissant des limites minimales et maximales, plutôt que comme des règles absolues.
En mettant l’accent sur des orientations morales plutôt que sur des prescriptions juridiques rigides, Shahrour cherchait à réconcilier l’islam avec des principes modernes tels que la démocratie, l’égalité des sexes et les droits de l’homme.
Critique de la jurisprudence Islamique traditionnelle
Un des thèmes majeurs de l’œuvre de Shahrour est sa critique de la jurisprudence islamique classique (fiqh). Il affirmait qu’une grande partie de ce qui est considéré aujourd’hui comme la « loi islamique » est en réalité une accumulation d’interprétations historiques et non des commandements divins. Il identifiait plusieurs problèmes dans la jurisprudence traditionnelle :
- Le Fiqh comme interprétation humaine et non divine – Shahrour insistait sur le fait que le fiqh classique avait été formulé par des érudits vivant à l’époque médiévale, et que leurs interprétations étaient influencées par leurs contextes historiques et culturels. Il estimait que ces interprétations ne devaient pas être traitées comme sacrées ou immuables.
- Le Rôle des Hadiths – Contrairement à de nombreux réformistes qui acceptent encore les hadiths (paroles du Prophète Muhammad) comme une source secondaire de droit, Shahrour était sceptique quant à leur fiabilité. Il affirmait que le corpus des hadiths avait été compilé des siècles après la mort du Prophète et était donc sujet à l’erreur humaine, à la manipulation et aux biais politiques.
- Rejet des aspects punitifs de la charia – Shahrour critiquait particulièrement l’application des peines hudud (comme la lapidation pour adultère ou l’amputation pour vol). Il soutenait que ces punitions étaient destinées à être dissuasives plutôt qu’à être appliquées strictement. À son avis, les sociétés modernes devaient privilégier des systèmes de justice plus humains et réformateurs.
Sa critique du fiqh l’a conduit à plaider pour une refonte fondamentale du droit islamique, en mettant l’accent sur la raison, la justice et les besoins humains contemporains plutôt que sur un textualisme rigide.
La vision de Shahrour sur les droits des femmes
Un des aspects les plus révolutionnaires de l’œuvre de Shahrour est sa position sur les droits des femmes. Il remettait en question les interprétations patriarcales traditionnelles des textes islamiques, affirmant qu’elles reposaient sur des biais historiques plutôt que sur l’intention divine.
- Polygamie et égalité des sexes – En analysant les versets coraniques sur le mariage, Shahrour soutenait que la polygamie n’était pas un droit inconditionnel pour les hommes. Il interprétait le Coran comme imposant des conditions strictes qui, en pratique, rendent la polygamie presque impossible à justifier dans les sociétés modernes.
- Lois sur l’héritage – Les lois islamiques traditionnelles sur l’héritage attribuent souvent une part plus importante aux héritiers masculins. Shahrour suggérait que ces règles étaient spécifiques à leur époque et devaient être adaptées aux conceptions contemporaines de l’égalité des sexes.
- Voile et Modestie – Contrairement aux érudits conservateurs qui insistent sur l’obligation du hijab, Shahrour considérait que les références du Coran à la modestie étaient relatives aux normes culturelles et non des obligations vestimentaires strictes.
Islam, démocratie et réforme Politique
Shahrour était également un fervent défenseur de la démocratie et s’opposait à l’idée que l’islam impose un État théocratique.
- L’Islam comme guide moral, non un système politique – Il rejetait l’idée que l’islam exige un califat ou un État islamique, affirmant que le Coran met en avant des valeurs de justice, de consultation (shura) et de dignité humaine, compatibles avec la démocratie.
- Opposition à l’autorité religieuse – Il critiquait les institutions religieuses qui prétendent parler au nom de l’islam, estimant que les érudits doivent engager un débat plutôt que de monopoliser la vérité religieuse.
- Les droits de l’homme comme valeur Islamique – Pour Shahrour, les principes fondamentaux de l’islam sont mieux réalisés dans une société démocratique qui protège les droits individuels.
Homme de rupture dans la continuité
Mohamed Shahrour est l’un des penseurs réformistes les plus influents de l’islam contemporain. Sa réinterprétation du Coran, sa critique de la jurisprudence classique, sa défense des droits des femmes et sa promotion de la démocratie constituent une tentative audacieuse de concilier l’islam avec la modernité.
Bien que ses idées restent controversées, elles ont ouvert la voie à une réflexion critique sur la place de l’islam dans le monde moderne. Que l’on soit d’accord ou non avec ses interprétations, son travail a indéniablement poussé les musulmans à repenser leur foi et son application aujourd’hui.
Khaled Boulaziz