L’imaginaire de la guerre en Algérie : Violence, pouvoir et accumulation

Dans les histoires nationales européennes, l’idée centrale est toujours la même : par quelles étapes successives s’est constitué l’État, la nation. Au Maghreb, inversement, l’idée centrale est celle-ci : par quel enchaînement de fiascos particuliers s’est affirmé le fiasco total.

Dans l’affrontement entre islamistes et miltaires des années 90 du siècle passé en Algérie, la guerre constitua un imaginaire commun aux protagonistes. Elle façonna leur rapport à la violence, érigée en vecteur d’accumulation de richesses et de prestige. Plus qu’un simple héritage historique, cet imaginaire structure les dynamiques de pouvoir et les formes de domination, influençant aussi bien les sphères politique et économique que les représentations collectives. Dès lors, il s’agit d’explorer les multiples ramifications de cette assertion, en interrogeant les mécanismes par lesquels la violence se perpétue et se convertit en capital symbolique, matériel et politique.

1. L’imaginaire de la guerre comme matrice culturelle et historique

L’Algérie a connu une histoire marquée par la guerre, que ce soit à travers la colonisation française (1830-1962), la guerre d’indépendance (1954-1962) et les conflits internes qui ont suivi, notamment la guerre civile des années 1990. Loin de se limiter à un événement ponctuel, la guerre a engendré un imaginaire collectif où la violence est non seulement un instrument de libération mais aussi un principe organisateur du pouvoir.

  • L’impact de la guerre d’indépendance : La lutte contre le colonialisme a construit une légitimité du recours à la violence, tant dans la mémoire collective que dans les institutions postcoloniales. Le Front de Libération Nationale (FLN) a monopolisé la narration historique en se présentant comme l’incarnation exclusive de la lutte pour l’indépendance.
  • La guerre civile des années 1990 : L’affrontement entre l’État et les groupes islamistes armés a réactivé cet imaginaire en opposant des figures de combattants (moudjahidines, jihadistes, militaires) où la violence n’est pas un accident mais un mode de régulation des rapports de force.

2. La violence comme capital politique et économique

L’un des postulats de cette assertion est que la violence n’est pas seulement un instrument de domination mais aussi un mode d’accumulation de richesses et de prestige. Il s’agit ici d’analyser comment les groupes dominants en Algérie, qu’ils soient politiques, militaires ou économiques, ont converti la violence en capital.

  • Le capital symbolique du combattant : Dans l’Algérie post-indépendance, l’appartenance aux rangs des anciens combattants a souvent été un critère déterminant pour accéder aux sphères du pouvoir. La figure du moudjahid a servi de justification à la confiscation du pouvoir par l’armée et le FLN.
  • La militarisation de l’économie : La gestion des ressources économiques (hydrocarbures, marchés publics, monopoles d’importation) a souvent été entre les mains de l’armée ou d’anciens acteurs de la guerre. La violence politique et les menaces de répression ont permis de maintenir un contrôle sur ces richesses.
  • Le rôle des milices et des groupes armés : Que ce soit durant la guerre civile ou après, les milices et groupes armés ont souvent constitué des instruments de privatisation de la violence, permettant l’accumulation de richesses à travers la prédation, le racket ou le contrôle de territoires.

3. L’imaginaire de la guerre et la reproduction du pouvoir

Un des aspects fondamentaux de cette hypothèse est la façon dont cet imaginaire se transmet et se reproduit dans la société algérienne contemporaine.

  • La réactivation constante du mythe guerrier : L’État algérien instrumentalise régulièrement l’histoire de la guerre d’indépendance pour légitimer son autorité et disqualifier toute contestation. La mémoire officielle met en avant une continuité entre les luttes du passé et les combats actuels contre des ennemis supposés (opposants politiques, mouvements de protestation, activistes, etc.).
  • La transmission générationnelle de la violence : Loin d’être une simple mémoire, la guerre structure aussi les comportements et les représentations des nouvelles générations. L’invisibilisation des formes de résistance non violentes dans l’histoire nationale a contribué à renforcer l’idée que la violence est la seule voie possible pour accéder au pouvoir et à la richesse.

4. Les implications biopolitiques et anthropologiques

D’un point de vue foucaldien, l’imaginaire de la guerre en Algérie pourrait être analysé comme une technologie du pouvoir qui façonne non seulement les structures étatiques mais aussi les subjectivités.

  • La gestion des corps et des vies : La guerre ne se limite pas aux affrontements armés, elle devient un mode de gouvernement où l’État régule la population par des dispositifs sécuritaires, la surveillance et la répression.
  • L’économie du sacrifice : La figure du martyr (chahid) a joué un rôle central dans la construction du récit national. Cette sacralisation du sacrifice justifie le maintien d’un ordre où la mort et la violence sont des instruments de contrôle social et de distinction.

Une dynamique en mode libre

L’imaginaire de la guerre en Algérie ne se réduit pas à un simple héritage du passé, il constitue une structure active qui continue d’influencer les rapports sociaux, économiques et politiques. En transformant la violence en un capital, il façonne les trajectoires des élites et des groupes dominants tout en renforçant un modèle où l’accumulation de richesses et de prestige repose sur la capacité à exercer ou à instrumentaliser la violence.

Khaled Boulaziz