De Berlin à Alger : Comment les castes militaires engendrent la guerre, la destruction et le désespoir

L’éclatement des deux guerres mondiales, en 1914 et en 1939, ne peut être pleinement compris sans reconnaître le rôle essentiel de l’établissement militaire allemand. Loin d’être de simples instruments de l’État, les élites militaires de l’Allemagne impériale et de l’Allemagne nazie ont agi comme des castes puissantes et autonomes qui ont dicté la politique nationale et poussé leurs dirigeants respectifs—Guillaume II et Adolf Hitler—vers la guerre. Alors que ces deux figures sont souvent considérées comme les principaux instigateurs de ces conflits, elles étaient en réalité largement soumises aux intérêts enracinés de leurs institutions militaires respectives, qui façonnaient les impératifs stratégiques et définissaient les limites des manœuvres politiques. La militarisation de la société allemande, les doctrines adoptées par l’état-major et la croyance profondément ancrée en la guerre comme moyen de renouvellement national et de domination ont fait de la caste militaire allemande le véritable instigateur de ces catastrophes mondiales.

L’établissement militaire prusso-allemand et le déclenchement de la Première Guerre mondiale

En 1914, l’éthos militaire prussien imprégnait profondément l’Empire allemand. L’état-major, dirigé par des figures comme Helmuth von Moltke le Jeune, était une entité autonome exerçant une influence extraordinaire sur la politique de l’État, reléguant souvent les autorités civiles au second plan. L’établissement militaire allemand adhérait à la doctrine de la Kriegsnotwendigkeit—la conviction que la guerre était nécessaire pour assurer la survie et la suprématie de l’Allemagne en Europe (Craig, The Politics of the Prussian Army, 1955). Cette idéologie était enracinée dans l’héritage des guerres d’unification de Bismarck, qui avaient démontré l’efficacité d’une action militaire agressive pour atteindre les objectifs nationaux.

Guillaume II, souvent décrit comme un souverain ambitieux et imprévisible, était en réalité éclipsé par l’élite militaire qui façonnait la stratégie allemande. Le célèbre Plan Schlieffen, qui dictait la réponse militaire de l’Allemagne à une guerre européenne, fut élaboré par l’état-major sans contribution significative des autorités civiles (Strachan, The First World War, 2003). Il engageait l’Allemagne dans une guerre sur deux fronts et privilégiait une invasion de la Belgique, rendant ainsi un conflit avec la Grande-Bretagne inévitable. Une fois l’Autriche-Hongrie en quête de soutien contre la Serbie, la hiérarchie militaire allemande y vit une opportunité d’exécuter ses plans de guerre de longue date, poussant Guillaume II à l’action. Celui-ci hésita momentanément, envisageant même une médiation, mais fut rapidement écarté par l’état-major, qui soutenait qu’un retard dans la mobilisation entraînerait une catastrophe stratégique (Clark, The Sleepwalkers, 2012).

De plus, la caste militaire allemande considérait la guerre comme une solution aux tensions socio-politiques internes. La classe des Junkers, qui dominait l’état-major, redoutait l’influence croissante des socialistes et des libéraux en Allemagne. Une guerre, selon eux, renforcerait le militarisme, réprimerait l’opposition intérieure et consoliderait le pouvoir de la monarchie (Fischer, Germany’s Aims in the First World War, 1961). Le célèbre « chèque en blanc » accordé à l’Autriche-Hongrie en juillet 1914 n’était pas tant une décision personnelle de Guillaume II qu’un reflet de la vision de longue date de l’armée : une guerre européenne était inévitable et devait être initiée aux conditions de l’Allemagne.

La Wehrmacht et la militarisation de l’Allemagne nazie

Une dynamique similaire se déroula dans les années 1930, lorsque l’établissement militaire allemand exerça une fois de plus un contrôle décisif sur l’État. Contrairement à Guillaume II, Adolf Hitler est souvent perçu comme un dictateur tout-puissant dirigeant la politique militaire, mais en réalité, il dépendait fortement de la Wehrmacht. Les élites militaires voyaient en lui une figure utile qui pouvait briser les contraintes du traité de Versailles et restaurer la domination militaire allemande.

Malgré un scepticisme initial face à son radicalisme, de nombreux officiers supérieurs accueillirent favorablement l’arrivée au pouvoir de Hitler en 1933, voyant en lui l’opportunité de réarmer l’Allemagne sans ingérence civile. La Reichswehr (devenue plus tard la Wehrmacht) n’avait jamais accepté le règlement de l’après-Première Guerre mondiale et avait maintenu un complexe militaro-industriel clandestin tout au long des années 1920, en violation du traité (Tooze, The Wages of Destruction, 2006). Lorsque Hitler accéléra le réarmement et défia ouvertement les restrictions du traité de Versailles, l’establishment militaire lui apporta un soutien total. L’Affaire Blomberg-Fritsch de 1938, qui conduisit à la purge de certains officiers conservateurs, est souvent interprétée comme un moment où Hitler prit le contrôle total de l’armée. En réalité, les officiers restants, notamment Wilhelm Keitel et Walther von Brauchitsch, étaient pleinement alignés avec les objectifs expansionnistes de Hitler (Overy, The Dictators, 2004).

La doctrine stratégique de l’armée reposait sur la conviction que l’Allemagne disposait d’une fenêtre de temps limitée pour atteindre la domination européenne avant que ses rivaux ne puissent rattraper son réarmement. Le haut commandement de la Wehrmacht soutint avec enthousiasme l’invasion de la Pologne en 1939, malgré les craintes personnelles de Hitler selon lesquelles la Grande-Bretagne et la France pourraient intervenir plus agressivement que prévu. Le Mémorandum Hossbach de 1937, dans lequel Hitler exposait ses plans expansionnistes, confirmait en réalité des objectifs stratégiques que l’état-major nourrissait depuis longtemps : la conquête du Lebensraum à l’Est et l’élimination de la France en tant que puissance continentale (Kershaw, Hitler: 1936–1945 Nemesis, 2000).

Le militarisme : une constante historique destructrice, de l’Allemagne à l’Algérie

Le fil conducteur entre 1914 et 1939 est l’influence écrasante d’une caste militaire qui considérait la guerre comme un destin inévitable et souhaitable pour l’Allemagne. Dans les deux cas, les dirigeants politiques détenaient nominalement le pouvoir, mais suivaient en réalité une trajectoire dictée par l’impératif militaire. Guillaume II et Hitler, malgré leur rhétorique belliqueuse, n’étaient pas les véritables architectes de la guerre : ils étaient les produits d’un système où le militarisme dominait l’idéologie nationale.

L’expérience allemande n’est pas unique. Historiquement, aucune caste militaire ayant pris le contrôle d’un État n’a apporté la paix, la prospérité ou le progrès durable. Au contraire, les élites militaires, lorsqu’elles exercent le pouvoir, entraînent invariablement leurs nations dans la guerre, la destruction et le désespoir. Qu’il s’agisse de l’Allemagne, du Japon des années 1930, de l’Argentine sous la junte militaire de 1976-1983 ou de l’Algérie sous ses dirigeants militaires, le schéma reste le même : l’armée se perçoit comme le seul gardien de la nation, réduit au silence l’opposition politique, étouffe la société civile et privilégie la guerre et la répression au détriment du développement économique et social.

L’Algérie illustre tragiquement cette dynamique. Depuis son indépendance en 1962, le pays est dominé par une oligarchie militaire qui a étouffé la démocratie, réprimé l’opposition et perpétué un cycle d’autoritarisme et de stagnation économique. La guerre civile des années 1990, où l’armée a annulé les élections démocratiques et mené une contre-insurrection brutale, rappelle les dangers d’un État militarisé (Martinez, The Algerian Civil War, 2000). Aujourd’hui encore, les dirigeants algériens, issus de l’appareil militaire, privilégient la survie du régime au détriment du développement du pays, le maintenant dans un état de crise perpétuelle.

L’expérience de l’Allemagne au début du XXᵉ siècle, tout comme celle de l’Algérie aujourd’hui, démontre une vérité historique incontournable : lorsqu’une caste militaire dicte le destin d’une nation, le résultat est inévitablement la guerre, la ruine et le désespoir.

Khaled Boulaziz