Quiconque veut comprendre l’histoire de l’Algérie moderne doit s’armer d’une rigueur implacable, non pas pour assiéger des certitudes, mais pour débusquer les mécanismes invisibles du pouvoir : ces engrenages subtils qui enserrent la pensée et orientent les actes. Dans ce foisonnement d’événements complexes, le langage des mythes n’est pas un ornement inoffensif : il est une arme, un masque dissimulant des rapports de force qui étouffent la possibilité même d’un récit véridique.
L’Algérie n’est pas simplement un État ; elle est une machine historique qui produit des vérités utiles à sa propre survie, écrasant sous son poids la contestation et l’imaginaire alternatif. Ce système, fossilisé par des décennies de conservatisme révolutionnaire, ne laisse à ses citoyens qu’un espace étroit pour exister, un espace où l’apparence tient lieu de réalité. C’est ainsi qu’une génération entière se retrouve prisonnière d’un discours qui érige le passé en dogme, tout en étouffant les voix qui osent questionner son utilité présente.
Dans ce dispositif, les mythes révolutionnaires se dressent comme des forteresses imprenables, mais leur pierre angulaire est pourrie par l’arrogance d’une légitimité usée. Les slogans qui hier mobilisaient aujourd’hui neutralisent ; les figures héroïques qui portaient le peuple se sont transformées en simulacres, des marionnettes manipulées par une main invisible mais omniprésente. Et pourtant, ce théâtre de l’illusion n’a pas réussi à occulter la douleur des corps qui se battent, qui saignent, qui survivent malgré tout.
Car la vérité, même mutilée, persiste. Elle suinte des failles du système, des marges où vivent ceux que l’histoire officielle veut effacer. Ces jeunes que l’on bride, ces esprits que l’on musèle, portent en eux un potentiel que l’ancien régime ne peut qu’ignorer ou craindre. Pourtant, ce potentiel est aussi la promesse d’un renversement à venir, d’un bouleversement des rapports de domination qui asphyxient notre république.
Mais pour cela, il faut déconstruire l’ordre qui nous oppresse. Cet ordre n’est pas seulement un héritage du passé ; il est une production active, un mécanisme qui fonctionne grâce à la docilité des corps et des esprits. La politique algérienne n’est pas un jeu d’ombres : elle est un réseau dense d’intérêts, de privilèges et de manipulations qui, sous prétexte de stabilité, sacrifient le progrès et la justice sur l’autel du statu quo.
Notre drame, c’est d’être dirigés non par des bâtisseurs de l’avenir, mais par des gardiens d’un passé qu’ils ont eux-mêmes vidé de sa substance. Ils maintiennent la jeunesse algérienne dans un état d’immobilisme, réduisant sa puissance créatrice à un murmure étouffé. Ils administrent un pays riche de potentialités comme on gouvernerait une ruine, avec des lois obsolètes et des discours creux.
Et pourtant, une autre Algérie est possible. Non pas une Algérie nostalgique des mythes d’hier, mais une nation capable de regarder son histoire en face, non pour s’y enfermer, mais pour s’en émanciper. Une Algérie qui ne redoute pas la pensée critique, mais l’embrasse comme une arme pour repenser ses institutions, ses rêves et son rôle dans un monde où le pouvoir lui-même se reconfigure sans cesse.
Ce qui nous manque, ce n’est pas le courage, car le peuple algérien l’a prouvé maintes fois dans ses luttes passées. Ce qui nous fait défaut, c’est un langage capable de nommer l’oppression et d’articuler l’espérance. Un langage qui ne soit pas celui des slogans vides, mais celui de la lucidité et de l’action. Une Algérie déliée de ses chaînes anciennes, ouverte à un avenir qu’elle n’a pas encore osé imaginer.
Il est temps de briser le cercle des illusions, d’affronter les vérités que l’on nous cache et que, parfois, nous choisissons de ne pas voir. C’est dans cette confrontation que réside la clé de notre renaissance, et non dans les mythes qui nous ont trop longtemps retenus captifs.
Khaled Boulaziz