Michel Foucault et la révolution iranienne

Il y a donc, au cœur de ce mouvement, quelque chose de tout à fait autre qu’une révolution dans le sens traditionnel. Une volonté d’instaurer immédiatement quelque chose de différent, une autre forme de gouvernementalité.

Michel Foucault, Intellectuel Français

En 1978, une tempête de colère s’est abattue sur l’ancienne terre d’Iran, projetant de longues ombres sur le régime vieillissant du Shah, dont le règne, imprégné des couleurs de l’occidentalisation, montrait déjà des signes de fragilité. La scène se préparait dès janvier, dans les rues sacrées de Qom, où des balles, froides et impassibles, furent tirées par les forces de l’ordre sur des étudiants dont les cœurs brûlaient du feu de la dissidence. Ainsi, le pouls tranquille de la nation s’accéléra en une fièvre, un cycle implacable, une danse frénétique de protestation et de répression brutale, annonçant l’aube de ce que l’histoire allait consacrer sous le nom de la Révolution iranienne.

Pour Michel Foucault, cet intrépide philosophe qui cherchait depuis longtemps à libérer la philosophie des couloirs cloîtrés de l’université pour la confronter aux rouages implacables de l’histoire, cette révolution était un moment opportun—une épreuve cruciale où ses idées pourraient être mises à l’épreuve des forces vives de l’action humaine. Il se rendit par deux fois dans ce chaudron de mécontentement, et de ces voyages naquit une cascade d’écrits, une série d’articles scintillant de perspicacité qui encadrent ce soulèvement sous un angle à la fois nouveau et saisissant.

Que pouvons-nous, depuis notre perchoir éloigné dans le présent, tirer de ces jours tumultueux ? On nous dit souvent, sur un ton grave, que la révolution iranienne, malgré toute son ardeur, ne fut qu’une régression vers le théocratisme, où des clercs rigides, armés de leurs dogmes austères, ont bloqué les portes du progrès occidental. Mais cette interprétation, comme un portrait peint d’ombres, obscurcit bien plus qu’elle ne révèle. Foucault, avec sa vision perçante, vit dans cette révolution non pas une plongée dans les ténèbres, mais une explosion de lumière, où les rues grouillaient d’une mixture chaotique d’étudiants marxistes et de théologiens—des éléments hétérogènes unis, non par la fatalité, mais par l’énergie montante de la révolte. Leur destin n’était en rien prédéterminé ; c’était un événement vivant, vibrant, dont le cœur était la dynamique même de la rébellion.

Comment, alors, une révolution réussit-elle ou échoue-t-elle ? Voilà la question que Foucault, avec une certaine ruse, nous pousse à poser. Et pourtant, c’est une question que l’histoire, trop souvent, a négligé de formuler.

Foucault, avec son intellect affûté, ne cherchait pas seulement à cartographier les grandes structures politiques qui s’élèvent et tombent, mais à plonger dans les fissures et interstices à travers lesquels les germes de la révolution se répandent. Que fait-on, après tout, lorsque la censure plane comme un nuage noir ? On ne la confronte pas de front ; on perce le voile du pouvoir, on trouve refuge dans les angles morts de la surveillance. Svetlana Alexievitch, dans son poignant La Fin de l’homme rouge, a montré comment, sous le joug soviétique, la liberté s’élaborait dans les cuisines des gens ordinaires, où le murmure de la rébellion s’élevait entre une tranche de pain et une tasse de thé, tandis que la radio bourdonnait pour se prémunir contre les oreilles étrangères. Peut-être, comme le pensait Sartre, ne sommes-nous jamais aussi libres que lorsque nous nous débattons, emmêlés dans les filets mêmes de l’autorité.

Mais revenons en Iran, où ce ne sont pas les élites intellectuelles ou les révolutionnaires professionnels qui ont attisé les flammes de l’insurrection. Non, ce furent les humbles auditeurs de cassettes—les sermons enregistrés des mollahs—qui portèrent l’étincelle de la révolte de maison en maison, de marché en marché. Le rythme de ce soulèvement n’était pas celui d’une marche politique rigide, ni l’écho de la classe ouvrière industrielle, ni le cri des propriétaires terriens ; c’était une mélodie de résistance, dont les notes transcendaient les binaires familiers de la lutte des classes. C’est pourquoi Foucault, dans ses écrits, se détourne des lourds traités de sociologie et embrasse plutôt la nature éphémère de l’ »événement. » Il ne cherche pas à expliquer la révolution par le froid calcul des conditions matérielles mais à capturer l’esprit effervescent de la révolte elle-même.

Foucault, avec un flair qui sied aux subtilités baroques de sa pensée, ne cherchait pas à comprendre la Révolution comme un simple affrontement de forces opposées mais comme une performance—une éruption de créativité dans la chair même de la société. Dans les convulsions de la rébellion, de nouvelles formes de vie émergent, de nouvelles façons d’être et de se gouverner en relation avec les autres. S’inspirant de la philosophie de Nietzsche, Foucault voyait dans la révolution non pas seulement un projet politique, mais une manière de vivre, avec sa propre esthétique, son propre ascétisme, sa propre forme singulière de spiritualité politique. C’était cette spiritualité politique que Foucault trouvait si profonde dans les rues d’Iran, un concept qui échappe à l’imagination occidentale, habituée à la stricte séparation du religieux et du séculier.

En 1979, hélas, le feu de la révolution s’éteignit, alors que la figure charismatique de Khomeiny consolida son pouvoir, tel un sculpteur figeant l’énergie incandescente de la révolte dans la forme rigide d’un État théocratique. Pourtant, Foucault avait entrevu, dans les premières étapes de l’insurrection, quelque chose d’indicible, un esprit collectif se levant non pour une théocratie, mais pour l’acte même de lever la tête et de dire : « Ça suffit ! » Ce qui fascinait Foucault n’était pas tant le résultat final, mais le moment primal où un peuple, apparemment enchaîné par les fers de l’oppression, trouve soudain la force de se lever et de résister.

En ces instants fugaces, Foucault observa que la révolution ne consistait pas à s’emparer des leviers du pouvoir d’État, mais à libérer une contre-puissance, une force semblable à celle que Pierre Clastres décrivit dans son étude des sociétés qui résistent à l’État lui-même. Le courant chiite qui animait la révolte portait en son sein une profonde méfiance envers l’autorité temporelle, un sens profond que toutes les formes de gouvernement étaient, par nature, imparfaites et éphémères, destinées à être renversées dans l’attente du retour du douzième imam. C’était ce sens de l’impermanence, cette acceptation de l’instabilité, qui donnait à la Révolution iranienne son intensité particulière, une force de négation qui corrodait les structures du pouvoir de l’intérieur.

Foucault, cependant, malgré tout son éclat, n’était pas infaillible. Il fut peut-être séduit par l’aura de Khomeiny, voyant en lui la figure du chef charismatique qui, comme les chefs des sociétés primitives, se tenait en dehors de la politique, simple réceptacle de la volonté du peuple. Mais Khomeiny, comme l’histoire le montrerait, était loin d’être apolitique ; il revêtit rapidement les habits du despote, transformant l’énergie libératrice de la Révolution en une machine de pouvoir autoritaire. Pourtant, même dans cette erreur de jugement, Foucault avait capté quelque chose d’essentiel : le peuple iranien ne s’était pas levé pour Khomeiny, mais pour quelque chose de bien plus profond—le désir irrépressible de liberté, une révolution de soi, une révolution qui visait non seulement à renverser un régime, mais à refaçonner la vie elle-même.

Au final, les réflexions de Foucault sur l’Iran nous invitent à reconsidérer la nature même de la révolution. Nous ne devons pas nous accrocher aux anciens modèles, aux notions figées de lutte des classes et de révolte prolétarienne. Nous devons plutôt comprendre comment les individus, façonnés et déformés par le pouvoir, créent des espaces de liberté, comment les révolutions se déroulent non seulement en termes politiques grandioses, mais aussi dans les petits actes quotidiens de résistance. La Révolution iranienne, pour Foucault, n’était pas un modèle à suivre, mais un miroir, reflétant les complexités et contradictions de tous les soulèvements, où les forces spirituelles et politiques s’entremêlent de manière à défier toute explication simpliste.

Khaled Boulaziz