On ne peut briser la relation de domination entre gouvernants et gouvernés qu’en combattant le monopole des gouvernants sur la parole publique.
Michel Foucault, Philosophe Français – (1926 – 1984)
Introduction
À la suite à sa révolution, la Tunisie a connu une période dramatique et transformative marquée par une brève, mais poignante flirtation avec les idéaux démocratiques, suivie d’une régression décevante vers l’autoritarisme. Cet essai cherche à décrire la trajectoire politique complexe de la Tunisie après la révolution ; en examinant de manière critique les dynamiques sociopolitiques à travers quelques notions de base des sciences humaines.
L’argument se conclut par l’affirmation qu’aucun pays arabe, indépendamment de son statut économique, ne s’est véritablement émancipé ; postulant plus particulièrement que les structures de pouvoir en Algérie, dirigées par des généraux putschistes, étoufferont inévitablement toute aspiration démocratique en Tunisie.
Le zénith révolutionnaire et l’aspiration démocratique
La révolution tunisienne de 2010-2011, souvent considérée comme le catalyseur du Printemps arabe, fut un moment charnière symbolisant le désir fervent de la liberté, de dignité et de justice socio-économique. Cette période a vu la destitution du dictateur de longue date Zine el-Abidine Ben Ali et l’établissement d’un cadre citoyen naissant. Les élections de l’Assemblée constituante de 2011, marquées par la montée du mouvement Ennahdha, furent emblématiques de l’élan d’ouverture initial. Cependant, cette phase fut jonchée de défis, notamment des conflits idéologiques, une instabilité économique et un paysage politique fragile.
Hégémonie culturelle : la bataille pour la dominance
Le concept d’hégémonie culturelle est crucial pour comprendre la période post-révolutionnaire initiale en Tunisie. Il postule que la classe dirigeante maintient son contrôle non seulement par des moyens coercitifs, mais aussi par l’acceptation consensuelle de leur domination par la société. En Tunisie, le gouvernement de transition et les instances élues ultérieures ont fait face à la tâche herculéenne de démanteler les structures d’opposition enracinées et établies pendant des décennies de régime précédent. La lutte idéologique entre forces laïques et islamistes, illustrée par Ennahdha et ses adversaires modernistes, peut être vue comme une bataille pour la dominance hégémonique dans la sphère publique nouvellement démocratisée.
Rationalisation bureaucratique et retour à l’autoritarisme
La théorie de la rationalisation bureaucratique fournit un canevas critique pour scruter la régression vers l’autoritarisme en Tunisie. La bureaucratie, caractérisée par des organisations hiérarchiques et une gouvernance fondée sur des règles, est essentielle pour une administration efficace. Cependant, dans le cas de la Tunisie, l’héritage de cette structure autoritaire profondément enracinée, résistante aux réformes d’émancipation rapides, a joué un rôle significatif dans le recul démocratique. L’appareil bureaucratique, fidèle aux principes de l’ancien régime, a souvent sapé les nouvelles institutions naissantes, contribuant à un climat d’instabilité et de désillusion publique. On peut relever à cet effet le rôle néfaste, pour ne par dire déstabilisateur, du puissant Union Générale Tunisienne du Travail UGTT
Dynamiques de pouvoir et surveillance
L’analyse des dynamiques de pouvoir et de surveillance éclaire les mécanismes par lesquels l’autoritarisme s’est réaffirmé en Tunisie. Le concept de biopolitique et de l’État de surveillance souligne comment les régimes exercent un contrôle sur les populations par des moyens subtils et omniprésents. L’État tunisien post-révolutionnaire, sous prétexte de maintenir la sécurité et la stabilité, a étendu ses capacités de contrôle, ciblant les dissidents politiques et les figures de l’opposition. La résurgence des arrestations d’activistes, de la censure médiatique et de l’intimidation publique est indicative d’un retour à une société disciplinaire, où l’État exerce un regard omniprésent sur le corps et l’esprit de ses citoyens.
L’esprit colonisé et l’oppression interne
Le discours sur l’esprit colonisé et l’oppression interne offre une vue profonde de la régression sociopolitique en Tunisie. Les effets psychologiques du colonialisme persistent longtemps après la libération physique, se manifestant par une oppression intériorisée et des tendances de contrainte. Le passé colonial de la Tunisie, couplé à des décennies de régime autocratique, a ancré une mentalité autoritaire profondément incrustée dans sa culture politique. Cet autoritarisme de seconde nature complique le chemin vers une véritable émancipation citoyenne, la population luttant avec les vestiges d’un imaginaire colonisé.
Idéologie révolutionnaire et quête d’une démocratie authentique
L’idéologie révolutionnaire, soulignant la nécessité d’une forme de gouvernance authentique et culturellement enracinée, résonne profondément avec le contexte tunisien. La critique du libéralisme occidental et de l’autocratie traditionnelle souligne l’urgence d’un système politique reflétant le tissu socioculturel unique d’une société. En Tunisie, l’échec à développer un modèle démocratique indigène, distinct des paradigmes libéraux occidentaux et des héritages autoritaires, a empêché la réalisation d’un véritable État citoyen. L’appel à une révolution intellectuelle et culturelle est pertinent pour aborder les obstacles idéologiques et structurels sous-jacents à l’émancipation politique en Tunisie.
La réalité inexorable : aucune émancipation démocratique dans les États arabes
L’expérience tunisienne, lorsqu’elle est juxtaposée au paysage géopolitique arabe plus large, révèle une réalité cruelle : aucun pays arabe, qu’il soit riche ou pauvre, n’a atteint une ouverture véritable. Cette assertion est soutenue par les tendances autoritaires persistantes observées dans toute la région, des monarchies du Golfe aux républiques d’Afrique du Nord. Le tissu sociopolitique de ces États, caractérisé par des structures de pouvoir enracinées, des inégalités socio-économiques et des influences géopolitiques externes, pose des obstacles formidables au développement démocratique.
L’imbroglio algérien : une barrière militarisée à la démocratie tunisienne
Le rôle de l’establishment militaire algérien, souvent appelé Le Pouvoir, est particulièrement illustratif des dynamiques régionales plus larges qui entravent le progrès démocratique en Tunisie. Les généraux algériens, exerçant une influence significative sur les sphères politiques et économiques du pays, représentent une barrière formidable aux aspirations démocratiques dans la région du Maghreb.
L’oligarchie militaire enracinée en Algérie, avec ses intérêts investis dans le maintien du statu quo, est peu susceptible de rester neutre lors d’une transition populaire réussie dans la Tunisie voisine. Le spectre d’une Tunisie démocratique pose une menace existentielle au régime algérien, qui craint l’effet de contagion des réformes sur sa propre population.
Conclusion
En conclusion, le paysage politique post-révolutionnaire en Tunisie, analysé à travers les prismes de l’hégémonie culturelle, de la rationalisation bureaucratique, des dynamiques de pouvoir et de surveillance, de l’esprit colonisé et de l’oppression interne, et de l’idéologie révolutionnaire, révèle un jeu complexe de luttes hégémoniques, d’inertie bureaucratique, de dynamiques de surveillance, d’oppression intériorisée et de quête d’un modèle démocratique authentique. Le cas tunisien souligne la réalité régionale plus large qu’aucun État arabe ne s’est pleinement émancipé démocratiquement, contraint par des forces internes et externes.
L’emprise durable de l’establishment militaire algérien sur le pouvoir illustre les obstacles externes aux aspirations démocratiques de la Tunisie. La condition sine qua non de tout changement est le recouvrement du droit à la parole des citoyens, que ce soit en Tunisie, en Algérie ou dans le monde arabe. Sans ce combat premier, rien ne peut être entrepris.
Khaled Boulaziz