Paradoxalement, les années allant de 1946 à 1956 et de 1988 à 1991, constituent les seuls interludes de l’histoire de l’Algérie durant lesquels le peuple a connu un semblant – certes bien peu démocratique – de multipartisme.
La Grèce des colonels (1967-1974)
Le 21 avril 1967, la Grèce a été le théâtre d’un coup d’État militaire, orchestré par un groupe d’officiers de l’armée, dirigés par le colonel Georgios Papadopoulos. Ce coup d’État, réalisé à quelques semaines des élections législatives, visait à empêcher une victoire possible de la gauche, perçue comme une menace pour l’ordre établi. Cette période, connue sous le nom de « dictature des colonels », a marqué une sombre page de l’histoire grecque.
Les colonels, sous prétexte de sauver la nation du communisme, ont instauré un régime autoritaire caractérisé par la répression, la censure et la violation des droits humains. Les partis politiques furent interdits, les syndicats dissous, et les opposants politiques emprisonnés ou exilés. La liberté d’expression fut sévèrement restreinte, avec une censure omniprésente dans les médias, les arts et la littérature.
Papadopoulos, qui s’est autoproclamé Premier ministre, a tenté de légitimer son pouvoir par des réformes économiques et sociales, mais ces initiatives ne parvinrent pas à masquer la nature répressive du régime. Les étudiants et les intellectuels, parmi d’autres, ont résisté, culminant dans le soulèvement de l’École polytechnique d’Athènes en novembre 1973. Ce mouvement étudiant, brutalement réprimé par l’armée, symbolisa la lutte contre la dictature.
En juillet 1974, suite à une série de crises internes et internationales, dont la plus grave fut l’invasion turque de Chypre, la dictature des colonels s’effondra. La Grèce retrouva alors le chemin de la démocratie, réinstaurant des institutions démocratiques et organisant des élections libres. L’ère des colonels laissa cependant des cicatrices profondes, rappelant les dangers de la confiscation de la démocratie par les forces militaires.
L’Algérie des généraux (1992-présent)
En Algérie, la trajectoire fut différente mais également marquée par une forte emprise militaire sur le pouvoir. Après l’indépendance en 1962, le Front de Libération Nationale (FLN) devint le parti unique, sous la présidence de Ahmed Ben Bella, puis de Houari Boumédiène après un coup d’État en 1965. L’armée joua un rôle central dans la consolidation du pouvoir, s’imposant comme l’arbitre ultime de la politique algérienne.
La véritable rupture survint en 1992, lors de l’annulation des élections législatives après la victoire au premier tour du Front Islamique du Salut (FIS). Craignant une victoire écrasante du FIS et la mise en place d’un régime islamiste, l’armée algérienne intervint pour empêcher le second tour, plongeant le pays dans une décennie de guerre civile sanglante connue sous le nom de « décennie noire ». Des centaines de milliers de personnes furent tuées, et des milliers d’autres disparurent ou furent déplacées.
Durant cette période, les généraux algériens renforcèrent leur emprise sur le pouvoir. Les présidents, bien que formellement élus, étaient souvent des figures choisies par les militaires, garantissant ainsi la pérennité de leur influence. La répression, la torture et les disparitions forcées devinrent monnaie courante, et la liberté de la presse fut sévèrement restreinte.
Même après la fin officielle de la guerre civile, l’armée a continué à jouer un rôle prépondérant dans la politique algérienne. Abdelaziz Bouteflika, élu président en 1999, fut largement perçu comme une marionnette des généraux. Son long règne, malgré des réformes économiques et infrastructurelles, fut marqué par la corruption, la fraude électorale et la manipulation des institutions démocratiques.
Les manifestations massives de 2019, connues sous le nom de Hirak, ont révélé le profond mécontentement populaire contre ce système opaque et militarisé. Bien que Bouteflika ait été contraint de démissionner, les généraux ont continué à exercer une influence majeure sur la transition politique, laissant le peuple algérien dans l’incertitude quant à la véritable démocratisation du pays.
Parallèles et leçons
La Grèce des colonels et l’Algérie des généraux illustrent de manière poignante comment la démocratie peut être confisquée par les forces militaires sous des prétextes divers : la lutte contre le communisme ou l’islamisme, la protection de l’ordre public ou de la sécurité nationale. Dans les deux cas, la rhétorique de la sauvegarde nationale a servi à justifier la répression, la censure et la violation des droits humains.
Cependant, ces expériences montrent également la résilience des peuples et leur aspiration inextinguible à la liberté et à la justice. En Grèce, la chute des colonels a ouvert la voie à une démocratie renouvelée. En Algérie, bien que la lutte soit encore en cours, le Hirak témoigne de la détermination des Algériens à réclamer un véritable pouvoir populaire, loin de l’ombre des casernes.
Ces histoires doivent servir de leçon : la démocratie ne peut être réduite à un simple mot ou un outil de propagande. Elle nécessite une vigilance constante, un engagement citoyen actif, et des institutions robustes qui garantissent la justice sociale, la liberté d’expression et la légitimité des dirigeants. Ce n’est qu’à ce prix que la démocratie pourra pleinement réaliser sa promesse de gouvernance par et pour le peuple.
Khaled Boulaziz