À l’aurore de l’histoire, l’Orient a inventé l’État et il en a confié les recettes à l’Islam: ses administrateurs ont servi de cadres au califat. Mais de ce même Islam il a fait émerger une religion qui a donné à son peuple des ressources indéfinies pour résister au pouvoir de l’État. Dans cette volonté d’un «gouvernement islamique» faut-il voir une réconciliation, une contradiction ou le seuil d’une nouveauté ?
Michel Foucault – Philosophe Français (1926-1984)
Alors que la foi tente de circonscrire ce qui maintient uni le sujet, dans la diversité de ses expressions et son décentrement originaire, à travers une vérité/connaissance éternellement révélée, la raison, quant à elle, s’efforce de comprendre en quoi les formes labiles et éphémères qu’elle emprunte ne sont que des constructions historiques, desquelles aucune invariante anthropologique ou phénoménologique ne peut être dégagée.
Deux dialectiques, dont l’unique objectif est de trouver une esquisse de réponse à une seule question : l’Histoire a-t-elle un sens ? Otage de cette même Histoire, l’être humain vit sa perdition, lit de la violence qu’il subit et fait subir, et son avatar, l’injustice sociale, l’accompagne comme l’orage accompagne les nuages.
Acculé au quotidien à une réalité amère, et ce sous tous les cieux, en tension avec lui-même et avec son environnement, il aspire à une vie meilleure en s’acharnant avec émoi à élaborer utopie après utopie. Maïeutique démentielle que tout être, qu’il soit athée ou religieux, endure dans sa chair, sa conscience ou les deux à la fois. Le musulman n’y échappe pas.
Si les réalisations utopiques sont présentes sous des formes variées telles que les arts, la poésie, le théâtre, la musique et la peinture, et de manière élémentaire dans les rêves et les songes, les contes et légendes populaires, elles peuvent également être trouvées dans les sciences, qu’elles soient exactes ou humaines. Mais c’est dans la pureté du verbe seul que scintille toute la pléthore de l’acte mythique, inatteignable et restaurateur d’un paradis rêvé depuis les temps immémoriaux. Ce geste inaccessible, rebelle dans son essence, révèle toute sa mesure face à sa propre démesure.
Parmi elles, les plus radicales sont celles qui appellent, dans une démarche rebelle, à mettre fin à la souffrance humaine ici et maintenant. Ces utopies révolutionnaires sont les reflets du désir de perfection porté de tout temps par toute l’humanité, dont les deux seuls résultats possibles de l’histoire sont la destruction absolue ou la perfection absolue. Mais ce sont celles d’essence religieuse qui restent les plus laborieuses à appréhender, en ce sens qu’elles font osciller à l’infini l’âme et la raison, entrelacées dans une trame perpétuellement en mouvement aux confins de deux univers s’excluant mutuellement.
Le discours religieux, tel qu’il est en vogue, renforce cet état aliéné et aliénant en refusant au croyant la possibilité déterministe dans l’acte d’anticipation, confinant le fait ontologique à un culte comportemental, dépourvu d’imagination et incapable d’appréhender le tout ou de saisir l’essentiel au cours de l’histoire. De facto, cela l’isole du reste de l’humanité, avec laquelle il ne peut s’allier pour exorciser un destin qui, dans la réalité, ne peut être que commun.
Le vivre ensemble est la seule force en mesure de donner à l’humanité une perception complète et cohérente du futur, puisqu’elle ne reconnaît le passé que dans la mesure où il affecte diffusément le présent. Le vouloir vivre comme force est entièrement orientée vers le futur. Défaire la perdition est la titanesque tâche dévolue à toute l’humanité, de tout temps. Y parvenir, c’est penser à un savoir qui sera en mesure de surmonter l’opposition entre ce qui est et ce qui devrait être : c’est à la fois un précepte d’un paradis futur et une méthode de création. Les musulmans ne peuvent que souscrire à cela, même si cette utopie est aux antipodes du discours religieux en vogue.
S’y opposer, c’est amputer le rêve humain de sa raison d’être, c’est-à-dire de cette aspiration fondatrice qui habite et dérange les consciences, où l’acte de perdition fut scellé ; réminiscence d’un temps où l’humanité accepta une responsabilité dévolue et refusée par les montagnes.
Khaled Boulaziz