La question juive dans la pensée de Malek Bennabi (I)

Tel un phare perçant les brumes de la seconde moitié du XXe siècle, Malek Bennabi s’impose comme l’un des penseurs les plus marquants de son époque. À travers un corpus dense et rigoureux, il explore en profondeur la condition de la civilisation musulmane et, plus largement, les dynamiques de l’univers civilisationnel. Son regard, méthodique et pénétrant, vise à dégager les principes structurants et les logiques internes des sociétés humaines avec une éloquence mesurée.

Dans une étude rédigée en 1951, restée inédite jusqu’en 2012 et intégrée à la seconde partie de son œuvre magistrale La vocation du monde islamique, Bennabi aborde de manière singulière la question juive. Il y pose des interrogations fondamentales : comment penser l’identité juive, sa culture, son itinéraire historique et psychologique ? Quelle approche méthodologique permet d’en saisir les ressorts profonds ? Quels liens invisibles unissent ce phénomène à l’ascension du capitalisme utilitaire, à l’emprise du dollar et à la reconfiguration des rôles sociaux, notamment celui de la femme, dans la modernité globale ? Ces problématiques invitent à pénétrer dans les strates les plus subtiles de la pensée de cet intellectuel inclassable.

Le point nodal de son analyse repose sur l’interconnexion entre la civilisation occidentale et le projet de modernité. Les Juifs y apparaissent comme acteurs centraux, voire moteurs, appelant à une relecture critique de l’histoire culturelle de l’Europe. Bennabi insiste sur le fait que les forces ayant modelé cette civilisation ne sauraient être dissociées de l’identité de ceux qui les ont animées. Ainsi, pour comprendre l’architecture de la modernité, il devient impératif d’y intégrer le phénomène juif, non comme un élément périphérique, mais comme une composante constitutive. C’est en cela que son approche se distingue : elle assume l’examen des problématiques les plus sensibles sans concessions ni simplifications.

Pourquoi établit-il une corrélation entre l’esprit occidental et la présence juive ? La montée en puissance de la modernité coïncide-t-elle réellement avec l’installation juive en Europe ? Quelle méthode recommande-t-il pour décoder ce phénomène dans toute sa complexité ? Quel impact cette dynamique pourrait-elle avoir sur la perception future des sociétés musulmanes ? Ses prédictions s’appuient-elles sur des tendances observables ? Et dans quelle mesure les tensions liées à l’intervention extérieure subsistent-elles une fois la phase coloniale dépassée ? Ces questions, posées avec gravité, tracent les contours d’une réflexion exigeante sur les rapports de force, les héritages historiques et les trajectoires civilisationnelles.

Genèse de l’étude

Notre attention s’est portée sur cette thématique pour plusieurs raisons majeures :

  1. L’étrangeté d’un manuscrit rédigé en 1951 mais resté longtemps inaccessible au débat intellectuel, du fait des litiges juridiques entourant l’héritage de Bennabi — La question juive échappant à ces entraves.
  2. La lucidité avec laquelle Bennabi anticipait une domination juive dans les sphères scientifiques, politiques et géopolitiques — à une époque où cette influence n’était encore que naissante. Une intuition presque prophétique, nourrie par une analyse rigoureuse du présent.
  3. La finesse méthodologique et la vigilance analytique qui lui permirent de détecter l’entrelacement entre identité juive et dynamique moderniste au sein du développement européen.
  4. L’attention accordée à la montée du féminisme, à la redéfinition des rapports de genre et à la suprématie de l’économie capitaliste, qu’il relie à une configuration symbolique articulée autour de trois pôles : les Juifs, le dollar et la femme.
  5. Enfin, la richesse conceptuelle et l’originalité herméneutique de sa lecture des structures mentales juives. Une approche qui tranche avec les discours impressionnistes ou spontanés, et qui sera consolidée plus tard par les travaux d’Abdel Wahab El-Messiri sur le phénomène juif contemporain.

Mais au-delà de ces axes d’analyse, Bennabi insiste sur une dimension plus vaste : replacer le génocide sioniste en Palestine dans son cadre véritable — celui d’un affrontement civilisationnel.

Il affirme sans détour : les Juifs constituent l’âme et la conscience motrice de la culture européenne.

Il présente d’abord sa méthode : refuser les apparences immédiates pour accéder à l’ossature des faits, à leurs soubassements symboliques. C’est cette méthode qui l’amène à interroger la place des Juifs dans la genèse de la modernité. Que représente réellement ce monde moderne et ses signifiants ? L’Occident est-il la synthèse de l’Europe et du christianisme, ou ce schéma relève-t-il d’un mythe historiographique ? Bennabi propose un renversement : il ne s’agit plus seulement de décrire des causes, mais d’interroger le sens des événements, leur chronologie psychologique, leur intention cachée.

Dans un passage central, il affirme : « L’Europe est le berceau du monde moderne, mais l’événement fondateur dans son histoire fut l’arrivée des Juifs, en tant que force distincte de l’idée chrétienne jusque-là dominante. » Cette affirmation lie étroitement l’identité européenne à la présence juive. Bennabi illustre son propos en citant de nombreuses figures — financiers, savants comme Bergson, Freud ou Maurois — dont l’influence s’étend bien au-delà de la France. Il montre que ce phénomène irrigue aussi le monde anglo-saxon, où les Juifs, ayant trouvé terre d’accueil, investissent les sphères intellectuelles et économiques, reléguant les institutions politiques au rang de simples exécutantes.

Il observe également le déplacement du centre de gravité juif vers l’Amérique, où les communautés d’origine allemande ont su utiliser leurs réseaux religieux et culturels pour conquérir les lieux de production du savoir et du capital. Ainsi, selon Bennabi, l’identité contemporaine de l’Europe doit bien plus à cette force agissante qu’à la tradition chrétienne.

Il s’interroge alors : pourquoi les Juifs ont-ils choisi l’Europe comme foyer d’expansion plutôt que l’Orient, pourtant plus proche de leurs racines culturelles ? Il répond en conjuguant trois dimensions : religieuse, psychologique et culturelle. Du point de vue des représentations, leur mémoire les associe à un passé d’esclaves dans les civilisations assyrienne et pharaonique. Refusant de revivre cette marginalité, ils préfèrent investir un espace neuf, où ils ne sont ni dominés, ni préclassés.

D’un point de vue psychologique, Bennabi distingue l’Orient de l’Occident. L’Occident, selon lui, offre une « pâte molle », sans passé culturel rigide, permettant au Juif d’y inscrire son action sans résistance symbolique. À l’inverse, l’Orient, pétri de références millénaires, le perçoit selon des modèles stables, le rendant moins malléable. Le Juif, écrit-il, préfère ainsi demeurer discret sur son identité religieuse en Europe, conscient de l’hostilité latente qui l’y entoure, mais aussi de l’opportunité qu’offre une société sans cohérence mémorielle forte.

Bennabi pousse plus loin son analyse en soulignant que le rejet instinctif dont le Juif fait l’objet en Europe n’est pas une simple hostilité culturelle, mais l’expression d’une tension plus profonde entre visibilité identitaire et dissimulation stratégique. Il écrit que le Juif « n’aime pas que l’on sache qu’il est juif, surtout lors de son premier contact avec l’Europe », car il perçoit, au-delà des discours, une hostilité sourde, enracinée dans l’imaginaire collectif. Cette attitude s’inscrit dans une stratégie de prudence, forgée au fil de l’histoire, face à une société qui, bien qu’accueillante en surface, dissimule souvent un rejet latent.

L’Orient, pour sa part, ne constitue pas un terreau favorable à cette logique d’infiltration silencieuse. L’homme oriental, selon Bennabi, vit davantage dans l’abstraction et la spéculation intellectuelle. Il n’interagit pas avec l’autre par simple mimétisme social ou intérêt utilitaire, mais à travers une grille de lecture fondée sur l’intelligibilité et la profondeur des origines. Cette posture rend difficile l’installation d’un acteur dont la logique repose sur la transformation pragmatique de l’environnement, plutôt que sur l’enracinement transparent dans un système symbolique.

Dans cette perspective, Bennabi distingue clairement les psychologies collectives : celle de l’Occident, souple, fluide, réceptive à l’indétermination identitaire ; et celle de l’Orient, rigide, cohérente, exigeant une lisibilité claire des appartenances. Ainsi, la greffe juive réussit en Occident précisément parce que ce dernier accepte les mutations culturelles sans en exiger la cohérence historique ou spirituelle.

La force de la démonstration de Bennabi ne réside pas dans une dénonciation simpliste, mais dans une tentative de comprendre les trajectoires civilisationnelles à partir de leurs tensions constitutives. Le « choix juif de l’Occident » n’est pas un hasard ; il résulte d’un calcul stratégique, mais aussi d’un diagnostic précis sur les possibilités offertes par les sociétés européennes — en termes d’ancrage, de mobilité sociale, et surtout, de pouvoir symbolique. Loin d’opposer dogmatiquement Orient et Occident, Bennabi appelle à une lecture dialectique de l’histoire, attentive à ses inflexions invisibles, à ses compromis silencieux, à ses fractures déguisées en progrès.

En définitive, l’originalité de Malek Bennabi tient à son effort constant de déchiffrement des logiques profondes de l’histoire, bien au-delà des apparences idéologiques ou des récits dominants. Il invite à repenser la modernité non comme une fatalité occidentale, mais comme une configuration civilisation.

Khaled Boulaziz

À suivre…