Carnets de prison : entre Antonio Gramsci et Abbassi Madani

L’histoire enseigne aux hommes la dureté des grands accomplissements et parfois le mirage de leur réalisation, mais elle justifie l’invincible espoir.

Jean Jaurès – Homme politique Français (1859 – 1914)

Douleur incommensurable infligée par l’Histoire, les années 90 demeurent, sur le plan politique, un cataclysme pour l’Algérie, mesuré à l’aune de la terrible violence qui endeuilla les Algériens et les Algériennes dans leur chair et dans ce qu’ils ont de plus cher.

La question de l’origine de cette déferlante persiste dans le paysage intellectuel algérien. Mais quelle contribution la pensée de Gramsci peut-elle apporter à la compréhension de ce drame ? Antonio Gramsci, fondateur du parti italien des travailleurs, arrêté en 1926, mourut en prison en 1937. Pendant son incarcération, il élabora une théorie politique, publiée après sa mort dans un livre au titre évocateur Carnets de prison (1). Son approche sera utilisée pour déconstruire les événements pré-crise.

La déroute nationale de l’Algérie dans les années 90 du siècle passé dépassa largement la débâcle politique qui libéra la violence, perçue par les protagonistes de l’époque comme l’unique moyen de prendre et de maintenir le pouvoir. Son origine résida dans les assauts de la mouvance islamiste en tant que bloc historique émergent, contestant le pouvoir du bloc historique en place.

Antonio Gramsci avance que tout changement politique suppose une élaboration intellectuelle qui décline une vision et une procédure pour la prise et le maintien du pouvoir. L’intellectuel est le cœur battant de cette activité.

L’intellectuel est vu ici comme celui qui organise, qui théorise l’hégémonie d’un groupe social, le transformant ainsi en bloc historique. La fonction hégémonique, c’est la fonction par laquelle un groupe se pose comme avant-garde et leader de la société, sans forcément y réussir. En militant à tous les niveaux, dans le système scolaire, les médias et la culture, l’intellectuel assure l’adhésion passive, sinon active, de toutes les strates de la société.

Pour cela, il lui faut diffuser sa conception de la vie, ses possibilités, mettant en exergue les valeurs partagées par tous comme la soudure reliant le bloc historique émergent et candidat au pouvoir. Une première faiblesse de la mouvance islamiste en Algérie pourrait ainsi s’expliquer par l’absence d’intellectuels capables de l’organiser vers un niveau hégémonique, et non pas seulement à un niveau théologique et éthique.

À la lumière de la théorie politique de Gramsci, l’échec des révoltes paysannes du nord de l’Algérie au XIXe siècle peut s’expliquer par l’absence d’intellectuels en leur sein capables de donner un caractère permanent à ces révoltes. On notera donc que l’intellectuel est celui qui, par sa fonction, organise de façon permanente un groupe social. Selon Gramsci, dans une nation, la société civile assure une fonction hégémonique, permettant d’obtenir le consentement, l’adhésion ou le soutien des autres strates sociales.

À l’inverse, la société politique assure des fonctions de domination, caractérisées par l’emploi de moyens de coercition (police, justice, armée, etc.). Dans les deux cas, ces fonctions sont incarnées et exercées par les intellectuels, de l’officier à l’universitaire. Les deux structures – société civile, société politique – et leurs deux fonctions – hégémonie qui crée du consentement et coercition qui crée de l’obéissance – sont complémentaires, dans des processus interactifs variables. Plus le consentement global est faible, plus la société civile est faible, plus l’on s’appuie sur l’État, sur la société politique.

Ainsi, le bloc historique dominant, par le contrôle qu’il exerce sur l’État et la sphère économique, produit de nombreux intellectuels spécialisés, jouant des rôles de propagateurs à tous les niveaux de la société. On dit qu’il diffuse sa doxa. Avoir conscience de cette dichotomie, c’est déjà pouvoir la modifier et transformer les structures sociales qui exigent la conscience, mais aussi la volonté de résoudre les conflits.

Sans intellectuel, il n’y a pas de transformation. En premier lieu, l’intellectuel suscite une prise de conscience des communautés dont les intérêts peuvent diverger, en portant une conception du monde homogène et autonome. L’intellectuel n’est donc pas le reflet d’une strate sociale : il joue un rôle de médiateur pour rendre plus homogène une conception naturellement hétéroclite. L’effort intellectuel est plus demandé dans une plus grande mesure au bloc historique, candidat au pouvoir et porteur du changement. Il doit choisir entre deux options seulement : guerre de mouvement ou guerre de positions.

La première renvoie à une prise de pouvoir par la violence, la seconde par la construction d’un consensus, dit consensus historique. Dans un intervalle de 30 ans, l’Algérie a manqué deux consensus historiques. En 1962, le bloc historique émergent prit le pouvoir par la violence. En 1992, le bloc historique dirigeant conserva le pouvoir par la même violence.

Au-delà de la déroute politique, ce fut aussi la déroute de la nation, dont la plus meurtrière fut celle de 1992. Le bloc historique dominant, ayant le contrôle de la société politique, n’a jamais pensé un jour à remettre ou partager démocratiquement le pouvoir. La guerre de mouvement est de ce fait une étape conçue comme forcée, ce qui ne doit pas empêcher le bloc historique émergent d’utiliser l’action politique, notamment comme moyen de propagande auprès des autres groupes aspirant au changement, dans son rapport avec le bloc historique en place.

Pour Gramsci, l’élément décisif de la situation reste la mobilisation organisée en permanence et préparée depuis longtemps. Si le bloc historique émergent n’est pas homogène, centralisé et idéologiquement conscient, le bloc historique en place exterminera physiquement l’élite adverse et terrorisera les masses sans réserve.

Au-delà de ce récit, l’hypothèse suivante fut avancée : l’immense désarroi du mouvement politique des années 90 du siècle passé était avant tout issu d’une défaite dans le champ intellectuel.

La mouvance islamiste n’a pas réussi à se constituer en un bloc historique suffisamment fort, doté d’une hégémonie sociétaire, forgée et prêchée par une classe d’intellectuels organiques. Cet échec renvoie à la cécité historique de son premier dirigeant.

En conclusion, même si Abbassi Madani ne nous a pas gratifiés de ses Carnets de Prison, il aurait dû au moins lire ceux écrits par Antonio Gramsci afin de prévenir, sinon de restreindre, la grande débâcle annoncée de la nation, dont le peuple algérien subit les affres jusqu’à ce jour.

Khaled Boulaziz

1) https://fr.wikipedia.org/wiki/Cahiers_de_prison