Saïd Mekbel : Crimes et chuchotements

Ce qui est terrible chez cet homme-là, Toufik Médiène, c’est qu’il semble être l’auteur d’une théorie qui affirme que certains pays doivent sacrifier leur élite à un moment donné de leur histoire. D’après les renseignements que j’ai eus, ce monsieur est un partisan de cette théorie.

Et selon cette théorie, il faut commettre des actes choquants pour réveiller les masses, pour réveiller la conscience, la société civile. Je ne suis pas loin de penser que toute cette programmation vise à commettre des assassinats pédagogiques afin que l’on sache ce qu’est un journaliste, ce qu’est un écrivain, ce qu’est un pédiatre, un sociologue, un psychiatre, etc. C’est un terrorisme pédagogique.

Saïd Mekbel – Journaliste algérien – (1940 – 1994)

Introduction

Cette année, nous commémorons le 30ᵉ anniversaire de l’assassinat de Saïd Mekbel, un Algérien tué dans des circonstances troubles parmi les 250 000 autres Algériens durant la décennie noire. Il fut aussi un intellectuel parmi d’autres assassinés dans cette période sombre. Avant sa mort, il donna une interview prémonitoire à une journaliste allemande, Monika Borgmann, qu’elle l’a reprise dans un livre (1). Nous livrons dans cet article les moments forts de cette rencontre.

Contexte historique et stratégie du DRS

L’Algérie des années 1990 était en proie à une violence intense, souvent appelée la décennie noire. Après l’annulation des élections de 1991, une guerre civile sanglante a éclaté entre le gouvernement et les groupes islamistes. Le Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), dirigé par Toufik Médiène, a joué un rôle central dans cette période de terreur.

Le DRS utilisait l’assassinat ciblé des intellectuels comme une stratégie pour créer un choc dans la société algérienne et justifier la mainmise militaire sur le pays. En éliminant des figures éminentes comme Saïd Mekbel, le DRS cherchait à instiller la peur parmi la population et à faire croire que seule une intervention militaire pouvait rétablir l’ordre. Cette tactique visait également à montrer que les islamistes étaient les principaux responsables des violences, bien que beaucoup de doutes subsistent quant à l’identité des véritables commanditaires des meurtres​​​​.

Profil de Toufik Médiène

Médiène, par ailleurs connu sous le nom de général Toufik, était le chef du DRS. Il est décrit dans le livre comme un homme inculte, inhumain et à la limite du gangster. Médiène est un personnage énigmatique, rarement vu en public, mais extrêmement influent en coulisses. Il est souvent dépeint comme petit, trapu, avec des traits presque mongoloïdes et un mépris profond pour les responsables politiques qu’il considérait comme inférieurs​​.

Toufik avait une ambition personnelle démesurée et n’hésitait pas à éliminer ceux qu’il percevait comme des rivaux, comme en témoigne l’assassinat de Kasdi Merbah, un autre haut responsable du renseignement. Son approche brutale et son manque de scrupules ont façonné la politique répressive du DRS, qui utilisait la terreur comme un outil de contrôle social et politique​​.

Assassinat des intellectuels : Un terrorisme pédagogique

Le concept de terrorisme pédagogique développé par Saïd Mekbel dans ses écrits et entretiens se réfère à l’idée que certains actes de violence sont perpétrés pour éveiller la conscience de la société. En assassinant des intellectuels, le DRS cherchait à marquer l’imaginaire collectif et à démontrer les conséquences de l’opposition au régime. Mekbel lui-même vivait dans la peur constante d’être la prochaine victime, une peur qui s’est concrétisée tragiquement en décembre 1994​​​​.

Les intellectuels assassinés étaient souvent ceux qui tentaient de transmettre des valeurs démocratiques et de liberté. Ils représentaient une menace pour le régime militaire, car ils étaient capables de mobiliser l’opinion publique contre la corruption et l’oppression. En éliminant ces voix, le DRS cherchait à étouffer toute opposition intellectuelle et à consolider le pouvoir militaire​​.

Témoignage de Saïd Mekbel

Saïd Mekbel était un fervent défenseur de la liberté de la presse et un critique acerbe de la corruption et de l’incompétence du gouvernement algérien. Dans ses chroniques, il dénonçait l’infiltration de l’État par des militaires mal formés issus de l’école fondamentale et les pratiques mafieuses au sein de la classe politique​​. Mekbel croyait que les intellectuels avaient un rôle crucial à jouer dans la défense des valeurs démocratiques et la lutte contre l’obscurantisme.

Son dernier billet, paru le jour de son assassinat, illustre la tension et la peur qui régnaient parmi les journalistes et les intellectuels en Algérie. Mekbel décrivait un quotidien marqué par la menace constante de la violence, où les journalistes étaient régulièrement harcelés et attaqués​​.

Portrait de Saïd Mekbel

Saïd Mekbel est décrit comme un homme passionné par l’écriture et déterminé à défendre la vérité malgré les menaces constantes. Dès son jeune âge, Mekbel a ressenti le besoin d’écrire, une vocation qui a été renforcée par une enfance difficile et des expériences formatrices dans le monde du journalisme​​. Ses écrits étaient caractérisés par une critique acerbe de la corruption et de l’incompétence au sein du gouvernement algérien, ainsi que par une défense acharnée de la démocratie et de la liberté de la presse.

Les thèmes majeurs

  1. La liberté de la presse : Mekbel était un fervent défenseur de la liberté de la presse dans un environnement où les journalistes étaient constamment menacés et assassinés. Il croyait que la presse libre était essentielle pour la survie de la démocratie en Algérie​​.
  2. La Violence et la Terreur : Le livre aborde en profondeur la terreur vécue par les intellectuels et les journalistes pendant la guerre civile. Mekbel lui-même a reçu de nombreuses menaces de mort et a vécu dans la peur constante d’être assassiné, une peur qui s’est tragiquement concrétisée en décembre 1994​​.
  3. La corruption et l’incompétence du gouvernement : Mekbel critiquait sévèrement le gouvernement algérien, qu’il considérait comme corrompu et inefficace. Il dénonçait l’infiltration de l’État par des militaires mal formés issus de l’école fondamentale et les pratiques mafieuses au sein de la classe politique​​.
  4. Le rôle des intellectuels : Mekbel croyait que les intellectuels avaient un rôle crucial à jouer dans la défense des valeurs démocratiques et la lutte contre l’obscurantisme. Il voyait en eux les gardiens de la civilisation universelle, capables de transmettre des connaissances et des valeurs essentielles à la jeune génération algérienne​​.

Le style narratif

Borgmann utilise un style narratif immersif et émouvant, intégrant des extraits d’entretiens, des anecdotes personnelles, et des réflexions profondes de Mekbel. Cela donne au lecteur un accès direct aux pensées et aux sentiments de Mekbel, créant ainsi une connexion intime et personnelle avec le journaliste.

Khaled Boulaziz

1 . https://www.editions-harmattan.fr/livre-said_mekbel_une_mort_a_la_lettre_monika_borgmann-9782912868473-48170.html