Nietzsche et l’État arabe : la médiocrité comme monstruosité

Lorsque Friedrich Nietzsche décrit l’État, dans Ainsi parlait Zarathoustra, comme « la plus froide de toutes les bêtes froides », mentant à travers cette affirmation : « Moi, l’État, je suis le peuple », il transperce les illusions de la légitimité politique moderne. À première vue, cette dénonciation vise l’État-nation bureaucratique européen du XIXe siècle – rationnel, systématique, hiérarchique, profondément investi dans la fiction collective qu’on appelle « le peuple ». Mais si l’on ose aujourd’hui ressusciter Nietzsche, non comme prophète de l’Europe, mais comme penseur du malheur, son diagnostic s’applique avec une effrayante précision à l’État post-colonial arabe – et, plus largement, aux formes politiques déformées laissées par l’Empire.

À l’époque de Nietzsche, l’État commence à se présenter comme un substitut à la religion. La légitimité divine cède la place à la souveraineté populaire, mais en le faisant, l’État absorbe les structures de l’autorité sacrée dans une rationalité séculière. Cette nouvelle légitimité, affirme Nietzsche, est un mensonge – non seulement parce qu’elle est fausse, mais parce qu’elle est calculée. L’État n’est pas le peuple. Il consomme le peuple. Il organise leurs vies, leurs instincts, leur vitalité, et en extrait froidement ce dont il a besoin pour subsister. L’État moderne n’est pas un corps collectif – c’est une bête calculatrice.

Mais Nietzsche n’a jamais connu les États que nous habitons. Il n’a pas vu les grotesques mutations de la bureaucratie coloniale en mafia postcoloniale. Les États qui ont émergé dans le monde arabe après l’indépendance n’étaient pas seulement froids et calculateurs – ils étaient aussi incohérents, hybrides, souvent absurdes. Ils n’étaient ni des machines rationnelles, ni des organismes totalitaires. Ils étaient des assemblages instables de bureaucraties empruntées, de factions militarisées et de clientélismes tribaux. Ils ne planifiaient pas avec une froide rationalité ; ils vacillaient, brutalisaient, improvisaient. Ils ne mentaient pas systématiquement – ils mentaient chaotiquement, puis riaient de l’absurdité de leurs propres mensonges.

Si la « bête froide » de Nietzsche est terrifiante dans sa lucidité, alors l’État postcolonial est terrifiant dans sa médiocrité. Une médiocrité qui ne naît pas de la faiblesse, mais d’une force insidieuse et poisseuse : la capacité à dégrader tout ce qu’il touche sans jamais totalement s’effondrer. Ce sont des États où les institutions se dégradent en « appareils », les appareils en « bandes », et les bandes en milices. Ils alternent entre répression militaire et théâtre moral, entre la parade et la poésie du martyre.

Ce que Nietzsche ne pouvait prévoir, c’est l’émergence de ce qu’on pourrait appeler l’État-façade : un État qui hérite des formes extérieures de la légitimité (parlements, drapeaux, constitutions), mais sans aucune de leurs substances. Ces États ne croient même pas à leurs propres fictions. Ils ne sont ni sacrés, ni rationnels. Ils sont post-idéologiques bien avant que le monde ne proclame la mort des idéologies. Leur seule revendication est la survie – s’accrocher, parasiter, se reconditionner en mal nécessaire face à des menaces plus terribles encore.

Et pourtant Nietzsche nous donne les outils pour penser cette monstruosité. Sa critique de l’État n’est pas un appel à son abolition – c’est une démolition de ses prétentions au sens. Il nie la possibilité d’une « vie collective » dans l’État, et pulvérise le mythe selon lequel la société et l’État seraient les deux faces d’un même organisme. Ce faisant, il nous permet de démasquer l’État comme parasite et non comme parent, comme machine plutôt que miroir.

Mais voici la tragédie : Nietzsche croyait encore que l’État était capable de calcul. Même dans sa froideur, il pouvait planifier, optimiser, anticiper. Ce qu’il n’a pas vu, c’est l’incapacité à calculer. L’État postcolonial n’est pas une bête qui planifie – c’est une bête qui improvise. Sa monstruosité n’est pas dans son efficacité, mais dans son échec. Et c’est précisément cet échec qui le fait durer : la crise permanente, l’excuse permanente.

Ce n’est pas seulement une question de tyrannie. La tyrannie peut être sublime. La médiocrité, elle, est la véritable mort. Et le monde arabe, dirait Nietzsche, n’a pas été conquis par des tyrans mais par les médiocres – ceux qui chantent des épopées qu’ils ne combattent pas, qui invoquent la justice tout en installant la surveillance, qui parlent au nom du peuple tout en s’armant contre lui. La morale des esclaves, habillée de vertu révolutionnaire, s’est installée au centre du pouvoir. L’ennemi n’est pas le despotisme – c’est la lâcheté, la platitude, le ressentiment devenu loi.

C’est ici que revient la phrase la plus dangereuse de Nietzsche : « Trop d’hommes naissent : l’État fut inventé pour les superflus. » C’est une phrase qui flirte avec le fascisme – et pourtant, bien comprise, elle le condamne plus qu’elle ne l’inspire. Car le fascisme aussi prétend incarner le peuple. Il cherche un corps collectif pur, un organisme réconcilié. Nietzsche, au contraire, nie la possibilité même de cette réconciliation. L’État n’est pas un peuple – c’est ce qui gère, utilise, et abandonne les peuples. Surtout les « superflus ».

Mais qui sont les superflus aujourd’hui ? Dans le monde arabe, ce n’est pas l’autre racialisé – c’est la population elle-même. Les jeunes, les chômeurs, les penseurs, les poètes, les pauvres. Ils ne sont pas exterminés – ils sont étouffés. Noircis par les chants patriotiques, noyés dans des parlements télévisés, anesthésiés par une rhétorique de gratitude. Et lorsqu’ils se révoltent, on les récupère ou on les écrase. L’État, qui ne sait pas construire une route, sait toujours financer une milice.

Il n’y a pas d’issue à cette spirale sans une dose de nietzschéisme. Non pas Nietzsche le précurseur du fascisme, mais Nietzsche le démolisseur de fictions. Celui qui refuse de confondre vitalité et masse. Celui qui cherche l’aristocratie non dans le sang, mais dans l’esprit. Celui qui nous rappelle que le plus grand danger n’est pas la cruauté – c’est la banalité. Il perce le mensonge de l’État non pour détruire la société, mais pour la libérer de ses idoles mortes.

Si le monde arabe veut avancer, il doit cesser de chercher la chaleur de l’« État organique », ce mensonge rassurant. Il doit affronter la froideur de la machine. Rejeter la médiocrité qui règne au nom de la libération. Peut-être même retrouver une forme de rébellion aristocratique – une morale des libres, et non des soumis. Et il doit retrouver sa lyricité – non dans les slogans, mais dans la vérité nue, qui ne chante que ce qu’elle ose combattre.

Tel est l’usage de Nietzsche : rappeler que tous les monstres ne résident pas dans la force. Certains résident dans l’échec, dans l’inertie, dans la répétition terne. Le plus grand danger n’est pas la bête froide qui calcule – c’est le monstre raté qui ne calcule même plus.

Khaled Boulaziz