La hiérarchie des larmes : Quand les mots déshumanisent les morts

L’histoire humaine est un récit tissé de violences, mais aussi de silences. Certaines vies, en mourant, deviennent des symboles universels ; d’autres se dissolvent dans l’indifférence, étouffées par des mots qui minimisent leur tragédie. Ce n’est pas seulement la mort qui est inégale, mais aussi la manière dont on la nomme. Lorsqu’un Juif est tué, on parle d’Holocauste — un terme sacralisé, gravé dans la mémoire collective comme le paroxysme de l’horreur. Lorsqu’un Américain meurt sous les bombes, c’est du terrorisme — un vocable chargé d’une urgence morale. Lorsqu’un Africain succombe, on évoque une épidémie — comme si la fatalité effaçait la responsabilité. Et lorsqu’un Arabe ou un Palestinien est tué, on parle de « crise au Proche-Orient » — une expression aseptisée, réduite à un conflit géopolitique éternel. Ces étiquettes ne sont pas neutres : elles trahissent une hiérarchie invisible, où le deuil des uns est digne de cathédrales mémorielles, tandis que celui des autres se perd dans le brouillard de l’indifférence.

L’Holocauste : La mémoire sanctifiée

Le mot Holocauste résonne comme un glas universel. Il incarne l’horreur systématique, industrialisée, l’anéantissement de six millions de vies sous le régime nazi. Ce terme, emprunté au grec ancien (holokaustos, « entièrement brûlé »), a été élevé au rang de sacré : il impose le devoir de mémoire, exige que chaque victime soit comptée, chaque récit préservé. Cette sacralisation est nécessaire — elle honore l’indicible. Mais elle pose aussi une question troublante : pourquoi d’autres génocides, d’autres exterminations, ne bénéficient-ils pas du même lexique empreint de révérence ? La mémoire, elle aussi, serait-elle soumise à une géographie de la compassion ?

Le terrorisme : L’Occident en deuil

Lorsque des attentats frappent New York, Paris ou Londres, le monde retient son souffle. Les médias décrivent des actes terroristes, des attaques barbares — des mots qui soulignent l’innocence des victimes et la monstruosité des bourreaux. Le terrorisme devient un récit manichéen, où les larmes des Occidentaux sont amplifiées par une couverture médiatique incessante, des drapeaux en berne, des hashtags mondialisés. Pourtant, lorsque des drones frappent un mariage au Yémen, ou qu’une église est bombardée au Nigeria, ces morts sont souvent relégués à des « dommages collatéraux » ou des « victimes de troubles locaux ». La douleur, elle aussi, aurait-elle un passeport ?

L’Épidémie : L’Afrique et la fatalité exotique

En Afrique, la mort est souvent naturalisée par le langage. On parle d’épidémies — Ebola, le sida, la malaria — comme si les virus étaient les seuls responsables, occultant les inégalités structurelles, l’héritage colonial, ou les conflits armés qui privent les populations de soins. Lorsque des milliers de Congolais meurent dans l’indifférence, ou que la famine au Sahel est qualifiée de « catastrophe naturelle », on déshumanise des vies en les réduisant à des statistiques. La mort africaine serait-elle une fatalité, plutôt qu’une injustice ?

La « Crise au Proche-Orient » : Les arabes et Palestiniens, ou l’invisibilisation par les mots

Enfin, il y a ces morts dont on ne parle qu’à travers le prisme de la « crise » — un terme froid, technique, qui évoque une situation temporaire, presque administrative. Lorsqu’un enfant palestinien est tué sous les décombres de Gaza, sa mort est noyée dans le flux des « affrontements israélo-palestiniens ». Les mots occupation, apartheid, ou colonisation sont évités ; on préfère des euphémismes comme conflit complexe ou tensions historiques. Cette rhétorique transforme un peuple en abstraction, ses morts en incidents passagers. Comme l’écrivait Mahmoud Darwich : « Nous aimons la vie, si nous en trouvons le chemin » — mais qui entend leurs cris étouffés par le vacarme des diplomaties ?

Pour une égale sanctité des vies

Repenser le langage, c’est réhabiliter l’humanité des victimes. Pourquoi certains morts méritent-ils des musées, des lois mémorielles, et d’autres des lignes perdues dans les journaux ? Cette hiérarchie des larmes n’est pas une fatalité : elle est le produit de rapports de pouvoir, de récits médiatiques biaisés, d’un racisme structurel qui distingue encore les vies « qui comptent » des vies « jetables ». L’élégance morale exige que l’on nomme chaque violence avec la même précision, la même indignation. Car une mort palestinienne, africaine, syrienne ou yéménite devrait susciter la même horreur qu’une mort juive ou occidentale. En cessant de hiérarchiser les victimes, nous rappelons une évidence trop souvent oubliée : le sang versé a la même couleur, et chaque vie perdue est un univers qui s’effondre.

Khaled Boulaziz