Introduction
L’Algérie, souvent décrite comme une énigme enveloppée de multiples couches d’opacité, témoigne d’une résilience politique et d’une obscurité stratégique remarquables. Sa structure de gouvernance, semblable à une poupée matriochka, révèle des strates successives de pouvoir qui échappent à toute analyse linéaire. Cet essai explore le régime algérien à travers le prisme de diverses théories politiques, dévoilant comment son autoritarisme hybride, les dynamiques de son État profond, son économie rentière, son clientélisme élitaire et ses pratiques prédatrices s’entrelacent pour former un système conçu avant tout pour la survie plutôt que pour la gouvernance.
I. Autoritarisme et régimes hybrides : La façade de la démocratie
Le régime algérien incarne parfaitement le concept de régimes hybrides, où une apparence démocratique masque des fondements autoritaires. Contrairement aux dictatures classiques, le pouvoir en Algérie est fragmenté entre l’armée, les services de renseignement et les élites économiques. Cette fragmentation est apparue au grand jour lors du coup d’État militaire de 1992, qui a interrompu le processus électoral pour empêcher une victoire islamiste, ainsi qu’au cours des manifestations du Hirak en 2019, où le régime a alterné entre répression et concessions superficielles afin de préserver son emprise.
L’analyse de l’autoritarisme militaro-bureaucratique éclaire davantage cette structure. L’Armée Nationale Populaire (ANP) a historiquement joué le rôle de faiseur de rois, éclipsant les institutions civiles. Son contrôle sur les revenus des hydrocarbures et l’appareil sécuritaire lui permet de fonctionner comme une entité corporative, utilisant les gouvernements civils comme simples façades. L’élection d’Abdelmadjid Tebboune en 2019, marquée par une abstention massive et des accusations de fraude, illustre cette mainmise persistante de l’armée sur le pouvoir.
II. L’État profond et la bureaucratie clandestine : Le pouvoir de l’ombre
Le concept d’État profond—un réseau occulte qui transcende les institutions officielles—est essentiel pour comprendre l’Algérie. Le Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS), aujourd’hui dissous, en est l’incarnation, ayant façonné la scène politique pendant des décennies. Malgré sa restructuration en 2016, des figures clés du DRS, telles que le général Toufik Mediène, continuent d’exercer une influence souterraine, manipulant les décisions par le clientélisme et la coercition.
La théorie du pouvoir infrastructurel explique comment les États exercent leur contrôle à travers des réseaux intégrés plutôt que par la force brute. L’État profond algérien fonctionne via des alliances informelles entre oligarques militaires, magnats économiques et chefs tribaux, qui assurent l’obéissance en redistribuant les ressources et en instaurant un climat d’intimidation. Cette dynamique s’est manifestée durant le Hirak de 2019, où les forces de sécurité et des acteurs anonymes ont réprimé la contestation tout en préservant une négation plausible de leurs actions.
III. La théorie de l’État rentier : Hydrocarbures et absence de redevabilité
La dépendance de l’Algérie aux hydrocarbures, qui représentent 90 % de ses recettes d’exportation, l’ancre dans la théorie de l’État rentier, développée par Hosseini et Luciani. Les revenus du pétrole et du gaz permettent au régime de contourner l’impôt, rompant ainsi le contrat social entre l’État et les citoyens. Le concept pétro-États montre comment de telles économies entravent la démocratie : l’absence de redevabilité fiscale en Algérie a favorisé une corruption systémique, avec le détournement de 262 milliards de dollars entre 1971 et 2018 (Banque mondiale, 2020).
La chute des prix du pétrole en 2014 a révélé cette fragilité, entraînant des mesures d’austérité et une vague de contestations. Pourtant, le régime continue de s’appuyer sur la rente des hydrocarbures, comme en témoigne Sonatrach, le géant pétrolier public, qui alimente un réseau clientéliste essentiel à la survie du pouvoir.
IV. Théorie des Élites et clientélisme : La toile oligarchique
La théorie des élites trouve un écho dans la structure oligarchique de l’Algérie. Le pouvoir repose entre les mains d’un cercle restreint d’élites militaires et économiques, incarné par des figures comme le général Ahmed Gaïd Salah, dont la mort en 2019 a mis en lumière le rôle de faiseur de rois de l’ANP. Le clientélisme imprègne ce système : les contrats les plus lucratifs sont accordés aux fidèles du régime, tandis que les opposants en sont exclus. Par exemple, des oligarques comme Issad Rebrab (CEVITAL) ont bâti leur fortune grâce à leurs connexions avec l’État, consolidant ainsi la cohésion des élites.
La théorie du pouvoir discursif éclaire la manière dont le régime manipule les récits historiques pour légitimer son autorité. L’héroïsation de la guerre de libération (1954-1962) est instrumentalisée par les médias d’État et le système éducatif afin de présenter l’armée comme le dernier rempart de la nation, marginalisant ainsi toute opposition.
V. Le Léviathan prédateur : L’Extraction plutôt que le développement
La théorie de l’État prédateur éclaire la nature du régime algérien, qui privilégie l’extraction des ressources au détriment du bien-être public. Le concept d’État-facteur de Jean-François Bayart renforce cette idée en décrivant un État redistribuant la rente aux élites tout en négligeant le développement. Les scandales de corruption, tels que l’affaire Sonatrach de 2010 (1,3 milliard de dollars) et l’arrestation d’oligarques comme Ali Haddad en 2019, illustrent ce pillage systémique.
Cette prédation a conduit à une stagnation socio-économique : le chômage des jeunes dépasse 29 %, et les infrastructures se détériorent malgré la richesse pétrolière. Le Hirak de 2019 a révélé l’obsession du régime pour sa propre survie plutôt que pour les réformes : au lieu d’un changement structurel, il a proposé des ajustements cosmétiques tout en renforçant la répression et la censure.
VI. Hybridation théorique : Une synthèse de la survie
Aucune théorie ne suffit à elle seule pour expliquer la complexité du régime algérien. Sa résilience repose sur une hybridation de mécanismes, combinant :
- Hybridité autoritaire : une domination militaire sous une façade civile.
- Opacité de l’État profond : des réseaux clandestins assurant la continuité au-delà des institutions formelles.
- Dépendance rentière : des hydrocarbures finançant le clientélisme et la répression.
- Clientélisme élitaire : une collusion oligarchique étouffant toute contestation.
- Extraction prédatrice : un pillage des ressources au détriment de la construction nationale.
Cette mécanique d’adaptation permet au régime de se recomposer sans se transformer. Lorsque les manifestations de 2019 ont éclaté, l’armée a sacrifié Bouteflika, mais a conservé les rênes du pouvoir, illustrant la logique matriochka où les figures changent sans altérer le système.
Conclusion
Le régime algérien est un caméléon, fusionnant autoritarisme, rentierisme et prédation dans une structure à la fois résiliente et fragile. Son avenir dépend de la volatilité des hydrocarbures et des pressions sociétales : une jeunesse en quête d’emploi et de dignité, une économie au bord de l’insoutenabilité. Comme un jeu de poupées russes, le pouvoir peut réorganiser ses couches, mais sans réforme structurelle, il risque l’effondrement sous ses propres contradictions. Comprendre ce labyrinthe politique est essentiel pour anticiper le destin de l’Algérie dans un monde en mutation.
Khaled Boulaziz