L’histoire politique de nombreuses sociétés à majorité musulmane a été façonnée par une tension persistante entre les mouvements laïques et islamistes. Cependant, présenter cette division comme une opposition entre laïques et islamistes simplifie à l’excès une réalité politique plus fondamentale : la lutte entre démocrates et autocrates. À travers le spectre idéologique, des figures et des groupes se sont alignés soit sur des principes constitutionnels et l’État de droit, soit sur des tendances autoritaires, transcendant ainsi les étiquettes religieuses et laïques.
Cette perspective, développée au fil de décennies de réflexion et d’action politique, a jeté les bases d’expériences gouvernementales visant à dépasser les clivages idéologiques. L’un des exemples les plus marquants fut le gouvernement postrévolutionnaire de la « Troïka » en Tunisie, qui a réuni des partis laïques et islamistes dans une tentative de consolidation d’un régime constitutionnel. Contrairement à l’idée d’un affrontement idéologique inévitable, cette alliance a démontré que les divergences politiques étaient souvent secondaires par rapport aux désaccords stratégiques sur la manière de gérer les vestiges du régime autoritaire.
Une analyse historique de la laïcité révèle ses racines dans la Révolution française, où l’opposition au cléricalisme a joué un rôle central dans la formation des structures étatiques modernes. Cependant, la laïcité n’est pas un concept monolithique. Alors que certaines interprétations insistent sur l’hostilité envers la religion, d’autres prônent un État neutre qui n’impose ni ne réprime l’expression religieuse. Cette dernière approche s’inscrit dans l’idée qu’un cadre constitutionnel stable doit garantir les libertés individuelles, en veillant à ce que ni la religion ni l’État n’imposent leur volonté aux citoyens.
De même, l’islam politique englobe un large éventail de courants, allant d’interprétations rigides prônant un strict gouvernement religieux à des engagements plus souples et démocratiques avec les structures politiques modernes. Ce qui unit ces diverses tendances, c’est l’affirmation selon laquelle les valeurs sociétales et la législation doivent découler des principes religieux, bien que les interprétations de ces principes varient considérablement.
Le parcours historique de ces deux mouvements a été marqué par des victoires et des défaites significatives. La laïcité a connu ses triomphes les plus décisifs à travers des figures comme Atatürk en Turquie et Bourguiba en Tunisie, qui ont cherché à transformer la société par des réformes radicales. À l’inverse, les mouvements islamistes ont fait preuve de résilience, comme en témoigne la révolution iranienne de 1979 et la réémergence de gouvernements religieux dans divers contextes. Ces cycles d’ascension et de résistance soulignent une dynamique politique plus profonde : l’imposition autoritaire de la laïcité ou de l’islamisme a toujours entraîné des réactions sociétales violentes.
Un exemple frappant de cette dynamique s’est produit en Algérie en 1991, lorsque le Front islamique du salut (FIS) a remporté le premier tour des élections législatives avant que l’armée n’intervienne pour annuler les résultats. La suspension brutale du processus démocratique a plongé l’Algérie dans une guerre civile sanglante de dix ans, connue sous le nom de « Décennie noire », au cours de laquelle des insurgés islamistes et les forces de l’État ont commis des violences extrêmes, faisant environ 200 000 morts. Cette période demeure une leçon amère pour les Algériens, qui ont vécu les conséquences directes d’un système politique incapable de gérer les conflits idéologiques par des moyens constitutionnels. Les cicatrices de ce conflit continuent de marquer la conscience politique du pays, renforçant l’idée que seul l’État de droit et un cadre politique inclusif peuvent prévenir la rechute dans la violence et l’autoritarisme.
Une résolution durable de ce conflit idéologique nécessite de dépasser les oppositions rigides. Les sociétés doivent à la fois préserver leur identité historique et culturelle tout en embrassant les réformes nécessaires à leur modernisation. L’échec des autocrates, qu’ils soient laïques ou islamistes, réside dans leur refus de reconnaître cet équilibre. Les tentatives d’éradiquer brutalement les traditions ou de freiner le progrès ont alimenté des cycles d’instabilité et de radicalisation.
La voie à suivre repose sur un cadre constitutionnel ancré dans l’État de droit, où la citoyenneté se définit par la contribution de chacun à la nation, plutôt que par des affiliations idéologiques ou religieuses. Le renforcement des institutions garantissant le pluralisme juridique et politique est essentiel pour dépasser les clivages idéologiques. Ce n’est qu’en assurant une gouvernance fondée sur des principes juridiques, plutôt que sur des visions idéologiques imposées, que les sociétés pourront construire un avenir stable, inclusif et cohérent.
Khaled Boulaziz