Absence de l’inceste, de l’homosexualité et de l’usure dans les societés sans écriture

Malgré l’absence d’écriture, les sociétés dites « primitives » ont toujours maintenu des interdits stricts contre l’inceste, l’homosexualité et l’usure. Contrairement aux sociétés modernes, où ces pratiques sont aujourd’hui tolérées, voire institutionnalisées, ces sociétés ont conservé un ordre moral et social profondément enraciné, dans lequel de tels comportements étaient non seulement proscrits, mais rendus impensables par la structure même de la vie collective. Cet essai explore les raisons pour lesquelles, bien qu’elles n’aient jamais produit de lois écrites, ces sociétés ont pu maintenir des normes sociales fortes. En mobilisant l’anthropologie structuraliste de Claude Lévi-Strauss et l’analyse du pouvoir chez Michel Foucault, nous verrons que l’absence d’écriture ne signifie pas absence d’ordre : bien au contraire, elle s’est souvent accompagnée d’une cohésion sociale fondée sur des traditions orales puissantes.

Lévi-Strauss et l’universalité de l’interdit de l’inceste

Dans Les Structures élémentaires de la parenté, Claude Lévi-Strauss montre que l’interdit de l’inceste ne repose pas sur des lois écrites, mais sur une nécessité structurelle partagée par toutes les sociétés humaines. L’inceste est universellement prohibé non pas pour des raisons biologiques, mais parce qu’il compromet l’échange de femmes entre groupes, un mécanisme fondamental de cohésion sociale.

Les sociétés sans écriture, organisées autour de la parenté et de l’oralité, n’avaient pas besoin de textes pour faire respecter cet interdit : leurs structures sociales rendaient l’inceste pratiquement impensable. L’exogamie, c’est-à-dire l’obligation de se marier en dehors de son groupe familial, était au cœur de leur organisation sociale. La famille n’était pas un espace privé isolé, mais une composante d’un réseau d’alliances, et toute entorse à l’interdit menaçait cet équilibre global.

À l’inverse, dans les sociétés modernes, marquées par l’individualisation et la formalisation légale des normes, l’inceste devient un sujet de droit plutôt qu’un tabou culturel. L’écriture, en codifiant les règles, a aussi contribué à les distancier de la vie sociale, affaiblissant la force intuitive de l’interdit tel qu’il existait dans les sociétés sans écriture.

Foucault et la construction historique de la sexualité

Dans Histoire de la sexualité, Michel Foucault soutient que la sexualité, telle que nous la concevons aujourd’hui comme un élément central de l’identité, est une construction historique relativement récente. Dans les sociétés sans écriture, la sexualité n’était pas un sujet de discours ou d’introspection : elle était intégrée à un système de reproduction sociale et n’avait de sens qu’en lien avec la perpétuation du groupe.

En l’absence d’écriture – et donc d’archives, de catégorisations ou de discours médicaux et juridiques – il n’existait pas d’espace pour conceptualiser des pratiques sexuelles détachées de leur fonction reproductive. Les rôles de genre étaient stricts, et la sexualité était encadrée par des obligations de parenté. Ainsi, l’homosexualité, loin d’être simplement interdite, n’avait pas de place structurée dans ces systèmes sociaux.

À l’opposé, l’écriture moderne a permis la création de savoirs sur la sexualité. Le discours médical, juridique et religieux a peu à peu transformé certains comportements en identités à part entière. La possibilité de penser la sexualité comme une affaire privée, indépendante de la reproduction, est née avec cette capacité d’écrire, d’archiver, de classifier.

L’économie morale contre l’usure

Dans les sociétés sans écriture, l’usure – le prêt d’argent à intérêt – était inexistante. Ces sociétés ne fonctionnaient pas selon les logiques contractuelles ou spéculatives, mais sur des principes de réciprocité, de dons et de contre-dons. La richesse y circulait dans un cadre social et rituel, et l’endettement impliquait des obligations sociales plus que financières.

Lévi-Strauss, en analysant les échanges dans les sociétés dites « primitives », montre que ces formes de transactions n’étaient pas motivées par le profit individuel, mais par la recherche de prestige, l’entretien de l’alliance, et la cohésion du groupe. L’accumulation de richesse pour elle-même, ou à travers l’intérêt, aurait perturbé cet équilibre.

Dans les sociétés modernes, l’écrit joue un rôle fondamental dans la formalisation des contrats, la traçabilité des dettes, et la construction d’un système financier impersonnel. Ce changement a permis la généralisation de l’usure, en la déconnectant de toute relation sociale directe. La dette, autrefois une question d’honneur, est devenue un outil d’exploitation économique.

L’écriture : outil neutre ou vecteur de rupture ?

Il serait réducteur de considérer l’écriture comme intrinsèquement néfaste. Loin de là, elle a permis des avancées considérables : la transmission des savoirs, la conservation des mémoires, l’élaboration du droit. Ce n’est donc pas l’écriture en elle-même qui est en cause, mais l’usage qu’en ont fait certaines sociétés modernes pour abstraire les normes et les détacher de la vie vécue. Dans ce contexte, l’écriture devient un instrument de rupture : elle ne produit pas la dégradation des liens sociaux, mais elle peut en faciliter le processus en rendant les tabous discutables, les règles révisables, et les identités reformulables. Ce glissement d’un ordre organique vers un ordre formel ouvre la voie à des libertés nouvelles, mais fragilise aussi les cadres de solidarité et d’autorégulation qui structuraient les sociétés sans écriture.

Conclusion

Les sociétés sans écriture n’ont pas eu besoin de textes pour interdire l’inceste, l’homosexualité ou l’usure. Leurs structures sociales, fondées sur la parenté, l’oralité et l’économie morale, assuraient un ordre collectif fort. Lévi-Strauss a montré que l’exogamie structurait les échanges sociaux, et Foucault que la sexualité y restait liée aux fonctions communautaires. Quant à l’usure, elle était incompatible avec une logique de réciprocité fondée sur l’obligation sociale.

Loin de diaboliser l’écriture, cette analyse met en lumière la manière dont son usage dans les sociétés modernes a permis un déplacement des normes : d’un ordre intégré à un ordre abstrait, d’un vécu communautaire à un système de règles détachées du quotidien. Ce que les sociétés sans écriture incarnaient naturellement, les sociétés modernes doivent désormais le codifier, le discuter — ou le déconstruire.

Khaled Boulaziz