Le disparition dans des circonstances troubles du Dr. Adel Zarfi, survenu dans la nuit du 15 janvier 2025 à la prison de Bouzaroura, Annaba, marque une nouvelle étape dans la stratégie d’élimination des élites en Algérie. Cette mort s’inscrit dans une continuité historique, un processus où les intellectuels, les penseurs et les créateurs sont systématiquement visés par une violence à la fois physique et symbolique. Le cas du Dr. Zarfi – un prisonnier d’opinion, détenu depuis 2020 pour ses idées – soulève une question fondamentale : comment une nation peut-elle survivre en laissant exiler, assassiner et réduire au silence ses meilleurs esprits ?
L’histoire algérienne, marquée par des décennies de violence politique, offre une réponse partielle mais glaçante : une telle nation se condamne à une forme de mort collective. Les événements récents, tout comme ceux de la décennie noire des années 1990, illustrent une même logique de destruction calculée. Il ne s’agit pas de violences aveugles, mais d’une stratégie systématique où la mise à mort des élites intellectuelles et culturelles devient une « thérapie de choc », comme l’évoquait Saïd Mekbel. (1)
Le cas du Dr. Zarfi est loin d’être isolé. Depuis la décennie noire, les assassinats de journalistes, d’écrivains, de médecins et d’universitaires témoignent d’une répression où les victimes sont soigneusement choisies. Mekbel, journaliste assassiné en 1994, décrivait cette violence comme des « meurtres pédagogiques » :
On tue un psychiatre, et les fous ne sont plus soignés ; on tue un journaliste, et la vérité ne trouve plus de voix.
Dans cette logique, la violence est orchestrée pour faire taire ceux qui possèdent la capacité de penser et de transmettre. Ces crimes ne sont pas seulement des actes de barbarie, mais des messages à l’ensemble de la société : contester l’ordre établi est un acte suicidaire.
L’analyse de Mekbel va plus loin. Il soupçonnait que certains cercles du pouvoir, utilisaient cette violence comme un outil de réorganisation sociale. Cette « thérapie de choc » avait pour objectif de remodeler l’Algérie à l’image du régime, en éradiquant les élites capables d’offrir une alternative intellectuelle ou politique.
L’exil des forces vives : une hémorragie mortelle
Depuis les années 1990, des milliers d’intellectuels et de professionnels ont fui le pays, emportant avec eux leurs compétences et leur potentiel de transformation sociale. Ceux qui restent, comme le Dr. Zarfi ou Mekbel en leur temps, sont souvent pris au piège d’un système où la répression est omniprésente. L’exil de l’élite, combiné à la liquidation physique de ceux qui refusent de partir, produit un vide intellectuel et culturel profond.
Ce vide est comblé par des discours populistes et des manipulations idéologiques, renforçant l’emprise d’un régime autoritaire. L’Algérie, privée de ses esprits critiques, s’enfonce dans une stagnation économique, scientifique et culturelle. Une nation qui ne protège pas ses élites condamne ses générations futures à l’ignorance et à la dépendance.
Les prisons : le dernier lieu de la terreur
La disparition de Dr. Zarfi à la prison de Bouzaroura illustre une nouvelle étape dans la stratégie de répression. La prison, censée être un espace de sanction judiciaire, devient un lieu de liquidation physique. Cette mort, survenue dans des conditions opaques, est aggravée par le refus des autorités de remettre le corps à sa famille, prolongeant ainsi l’humiliation même durant le deuil.
Ce geste symbolique traduit un message glaçant : être opposant, même en prison, reste un crime impardonnable. La prison n’est plus seulement un lieu de détention ; elle devient un espace de disparition, un outil d’effacement des opposants. Les cas comme celui de Zarfi rappellent que, dans l’Algérie actuelle, personne n’est à l’abri.
Comment une nation peut-elle survivre ?
Face à cette réalité, une question fondamentale se pose : comment une nation peut-elle survivre en permettant l’exil, le meurtre et la mise au silence de ceux qui incarnent son potentiel ? La réponse réside dans une introspection douloureuse.
La persistance de cette violence n’est pas seulement le fait des bourreaux directs. Elle est aussi le produit d’une apathie collective, souvent alimentée par la peur, la résignation ou une indifférence qui s’est ancrée dans les mentalités. Une nation où les citoyens acceptent, consciemment ou non, la destruction de leur élite, scelle son propre destin. La disparition des intellectuels et des créateurs, qui sont les gardiens de la mémoire et les architectes du futur, équivaut à un suicide collectif.
Reconstruire une mémoire collective
Pour sortir de ce cercle vicieux, l’Algérie doit commencer par reconquérir sa mémoire. Chaque meurtre, chaque exil, chaque disparition doit être documenté et reconnu. Les victimes comme Saïd Mekbel et Dr. Adel Zarfi doivent être érigées en symboles de résistance et d’espoir.
Loin d’être un acte vain, raconter leur histoire est une nécessité pour préserver la dignité nationale. C’est aussi un premier pas vers la réconciliation avec un passé marqué par la terreur. Une nation qui ne protège pas ses esprits les plus brillants choisit de vivre dans l’ombre de son propre potentiel. Mais une nation qui reconnaît ses fautes, qui honore ses victimes et qui valorise ses élites peut encore réinventer son avenir.
L’Algérie se trouve à une croissée des chemins. Le choix entre l’oubli et la renaissance dépend de sa volonté à affronter ses démons et à protéger ceux qui la pensent et la portent.
Khaled Boulaziz
(1) https://www.amazon.com/Sa%C3%AFd-Mekbel-une-mort-lettre/dp/9931572019