Ferhat Abbas, l’un des premiers dirigeants de l’Algérie indépendante, résumait amèrement la situation après 1962 en déclarant : « Nous avons libéré la terre, mais nous avons failli à libérer l’homme. » Cette phrase symbolique illustre la dissonance entre les aspirations idéales portées par la lutte de libération et la réalité politique et sociale qui s’est imposée après l’indépendance. Les premières années de l’Algérie indépendante furent marquées par une répression brutale, des purges politiques et une concentration du pouvoir, trahissant les espoirs de justice et de liberté qui avaient animé la révolution.
Entre 1962 et 1965, sous la direction de Houari Boumediene, des milliers de personnes furent emprisonnées, les dissidences régionales écrasées, et les biens coloniaux accaparés par une élite opportuniste. Ces événements, souvent occultés par les récits officiels, révèlent une gestion autoritaire qui a profondément marqué la trajectoire politique et sociale du pays.
Environ 3 000 individus, parmi lesquels des officiers militaires dissidents et des dirigeants civils, furent arrêtés durant cette période. La répression s’intensifia après le coup d’État de 1965, qui renversa le président Ahmed Ben Bella et consacra la domination militaire dans l’appareil étatique. Figures de l’opposition et anciens compagnons de lutte furent systématiquement écartés, consolidant un pouvoir centralisé au détriment des aspirations démocratiques et pluralistes.
Le conflit de 1963 avec le Maroc, connu sous le nom de guerre des Sables, servit également d’outil politique pour neutraliser les éléments dissidents au sein de l’Armée de libération nationale (ALN). Bien que présenté comme un différend territorial, ce conflit permit d’écarter les officiers jugés déloyaux et de consolider la mainmise du pouvoir central.
La Kabylie, bastion historique de la résistance, fut particulièrement visée. Les révoltes armées d’anciens combattants, désillusionnés par la tournure prise par le régime, furent violemment réprimées par des opérations militaires de grande envergure. Les villages subirent des déplacements forcés et une répression rappelant les pratiques coloniales. Ces événements laissèrent des cicatrices profondes, alimentant une fracture durable entre la région et l’État centralisé.
Dans le même temps, les biens laissés vacants par les colons français furent répartis de manière chaotique. Les fermes, usines et propriétés furent accaparées par des membres influents du gouvernement et de l’armée, souvent motivés par des intérêts personnels plutôt que par une vision économique nationale. Cette gestion opportuniste des ressources compromit leur potentiel et aggrava les inégalités sociales.
L’armée joua un rôle central dans ce nouveau régime autoritaire. La conscription forcée des jeunes hommes, notamment dans les zones rurales, renforça la militarisation de la société. Les campagnes de recrutement, souvent coercitives, suscitèrent des tensions entre l’État et les communautés locales, symbolisant la rupture entre le pouvoir central et le peuple.
Le 19 juin 1965 marqua un tournant décisif avec le renversement d’Ahmed Ben Bella lors d’un coup d’État orchestré par Houari Boumediene et des responsables militaires. Ce changement brutal de régime mit fin au premier gouvernement civil, remplaçant les idéaux révolutionnaires par une gouvernance autoritaire, fondée sur la centralisation et l’élimination de toute opposition.
Malgré l’importance historique de cette période, les archives documentant ces événements restent inaccessibles, gardées sous le contrôle du ministère de la Défense. Cette opacité contribue à effacer des pans entiers de l’histoire, empêchant une compréhension approfondie des tensions et des luttes internes qui ont façonné l’Algérie post-indépendante.
Les premières années de l’indépendance se caractérisèrent par une trahison des idéaux révolutionnaires. La quête de pouvoir et l’élimination systématique des oppositions conduisirent à un régime centralisé, autoritaire et éloigné des aspirations populaires. L’exploitation opportuniste des ressources, combinée à la répression des voix dissidentes, creusa un fossé entre l’État et le peuple.
Pour comprendre pleinement cette période, il est essentiel de revisiter ces vérités occultées et de réexaminer les mythes d’unité et de progrès qui entourent l’indépendance. Cette réflexion permettrait non seulement de mieux appréhender l’histoire de l’Algérie, mais aussi d’éclairer les dynamiques politiques qui continuent d’influencer son présent. La libération de la terre ne pourra trouver son accomplissement que dans l’émancipation de l’homme, un idéal qui reste à réaliser.
Khaled Boulaziz