Depuis l’indépendance en 1962, l’Algérie est dominée par une caste militariste qui s’est imposée comme l’architecte et le gardien du pouvoir. Cette oligarchie, issue des luttes internes qui ont marqué le Front de Libération Nationale (FLN) durant la guerre de libération, a progressivement érigé un système autoritaire où l’armée et les services de renseignement détiennent les rênes du pays. Ce pouvoir militaro-sécuritaire, souvent appelé « le pouvoir » dans le langage populaire, s’est maintenu en étouffant toute forme de dissidence et en instaurant un climat de peur et de répression. Les événements tragiques des années 1990 et leurs conséquences jusqu’à aujourd’hui illustrent parfaitement la nature de ce régime et son incapacité chronique à offrir une vision d’avenir aux Algériens.
La guerre civile algérienne, qui a éclaté au début des années 1990, est un chapitre sombre de l’histoire récente du pays. Elle a été précipitée par l’annulation des élections législatives de 1991, remportées au premier tour par le Front Islamique du Salut (FIS). Face à la perspective d’une victoire islamiste, l’armée a imposé un coup d’État, suspendant le processus électoral et déclenchant une décennie de violence qui a fait plus de 200 000 morts et des dizaines de milliers de disparus. La caste militariste, en prenant cette décision, a non seulement plongé le pays dans une guerre fratricide, mais a également renforcé son emprise sur le pouvoir en prétextant la « sécurité nationale ».
Pendant cette « décennie noire », l’armée et les services de renseignement ont utilisé des méthodes brutales pour réprimer les groupes islamistes armés. Toutefois, les exactions commises par ces derniers n’ont pas éclipsé les abus perpétrés par l’État. Des témoignages et des enquêtes ont révélé des cas de massacres, de tortures et de disparitions forcées orchestrés par les forces de sécurité. Cette stratégie de terreur, visant à éradiquer toute opposition, a laissé des cicatrices profondes dans la société algérienne. Elle a également permis à la caste militariste de consolider son monopole sur le pouvoir, présentant ses actions comme une « victoire contre le terrorisme ».
Cependant, cette « victoire » n’a apporté ni paix durable ni développement économique. Au contraire, elle a démontré l’incapacité de ce régime à concevoir un projet national à même de répondre aux aspirations de la population. Aujourd’hui, les Algériens sont confrontés à une triple impasse : la prison, la drogue ou l’exil. Ces trois options traduisent l’échec d’un pouvoir qui, loin de régler les problèmes structurels du pays, préfère réprimer, marginaliser ou ignorer sa jeunesse.
La prison est devenue un outil central du système répressif. Les journalistes, activistes et opposants politiques sont systématiquement arrêtés sur la base d’accusations fallacieuses, souvent en rapport avec des lois anti-terroristes. Ces arrestations arbitraires servent à intimider et à museler toute voix dissidente, réduisant ainsi les espaces d’expression libre. À titre d’exemple, l’accusation de « diffusion de fausses informations » ou d' »atteinte à l’ordre public » est régulièrement invoquée pour emprisonner des citoyens qui critiquent le régime sur les réseaux sociaux.
Parallèlement, la jeunesse algérienne est confrontée à une épidémie de toxicomanie. Dans les quartiers populaires, la drogue est souvent le seul refuge face à l’ennui, au chômage et au manque de perspectives. Ce fléau, loin d’être combattu efficacement par les autorités, semble toléré, voire instrumentalisé, pour neutraliser une partie de la jeunesse et l’empêcher de se mobiliser.
Enfin, l’exil reste l’ultime échappatoire pour des milliers d’Algériens qui ne voient aucun avenir dans leur pays. Les « bateaux de la mort », chargés de harragas (migrants clandestins), sont devenus un symbole tragique de ce désespoir. Chaque année, des centaines de jeunes risquent leur vie pour traverser la Méditerranée, dans l’espoir d’un avenir meilleur en Europe. Ces départs, souvent fatals, traduisent une perte massive de talents et d’énergies pour un pays qui en aurait tant besoin.
Cette impasse générationnelle est le résultat direct de la gouvernance de la caste militariste. Refusant toute transition démocratique, elle s’accroche à un modèle autoritaire obsolète, fondé sur le contrôle et la répression. L’absence de réformes structurelles, qu’elles soient économiques ou politiques, perpétue une stagnation qui alimente le mal-être social et l’émigration de masse.
Pourtant, des alternatives existent. Le Hirak, né en 2019, a montré que les Algériens aspirent à un changement profond. Pacifique et inclusif, ce mouvement a réuni des millions de citoyens réclamant une rupture avec le système militaro-sécuritaire. Mais face à cette mobilisation sans précédent, le pouvoir a choisi la répression, espérant étouffer l’élan populaire.
L’histoire récente de l’Algérie est une leçon amère : aucun système fondé sur la peur et l’oppression ne peut indéfiniment réprimer les aspirations à la liberté et à la dignité. Si la caste militariste persiste à ignorer ces revendications, elle risque de précipiter le pays dans une nouvelle crise, encore plus grave que celle des années 1990. Le salut de l’Algérie passe par une remise en question radicale de ce système et par l’émergence d’un véritable projet national, porté par et pour le peuple.
Khaled Boulaziz