La malédiction du blé : Des Bacri et Bouchenaq à Amouyal – les Séfarades gardiens du commerce céréalier algérien

Nous avons connu votre cupidité, notre misère, votre injustice et notre servitude. Mais soudain, un décret vous a fait citoyen d’une France dreyfusarde. Là, nous avons compris que vous resteriez toujours en dehors de notre révolution.

Ferhat Abbas, homme d’État Algérien

Il est des malédictions propres aux nations. Pour l’Algérie, deux fléaux en particulier ont marqué son histoire : le blé et les hydrocarbures. Ces ressources, à la fois prospérité et violence, ont façonné le destin du pays, le liant inexorablement aux dynamiques du pouvoir, tant local qu’international. Si les hydrocarbures sont aujourd’hui au cœur de l’économie algérienne, c’est bien le commerce du blé, ancré depuis des siècles, qui a joué un rôle décisif dans les relations entre l’Algérie et ses partenaires extérieurs, notamment la France. Ce commerce, longtemps dominé par des familles séfarades influentes, a laissé une empreinte indélébile sur le paysage économique et politique du pays, traversant les époques coloniales, post-coloniales, et même les heures sombres de la guerre civile.

Depuis des siècles, le commerce du blé entre l’Algérie et la France a servi de pont économique et politique essentiel. Fait remarquable, des familles juives séfarades ont dirigé ce commerce, le guidant à travers les tourments des empires changeants, de la colonisation et des luttes post-indépendance. Des familles Bacri et Bouchenaq à la fin du XVIIIe siècle, jusqu’à Prosper Amouyal au XXe siècle, ces marchands ont joué un rôle vital dans le maintien du flux de blé et de semoule, véritables piliers pour la survie des deux pays.

Les familles Bacri et Bouchenaq, marchands juifs d’origine séfarade, se sont imposées comme des figures clés dans le commerce des céréales pendant la régence ottomane d’Alger. Spécialisées dans le blé, la semoule et d’autres produits agricoles, elles agissaient comme intermédiaires entre les producteurs algériens et les marchés européens, notamment la France. Leur commerce prospérait, mais un différend financier avec la France pendant les guerres napoléoniennes sema les graines d’un futur conflit. Le gouvernement français, qui avait acheté d’importantes quantités de blé par l’intermédiaire de ces marchands, laissa des dettes substantielles impayées, déclenchant une crise diplomatique avec le Dey d’Alger, qui soutenait les familles Bacri et Bouchenaq dans leur demande de remboursement. Ces tensions culminèrent lors du célèbre « affaire du coup d’éventail » en 1827, où le Dey d’Alger frappa le consul français avec un éventail, aggravant les relations. Cet incident, combiné au différend financier non résolu, devint l’un des prétextes de l’invasion française de l’Algérie en 1830, marquant le début de plus d’un siècle de domination coloniale.

Même après la conquête française, le commerce céréalier continua de servir de lien entre le colonisateur et le colonisé. Avec l’indépendance en 1962, un nouveau chapitre s’ouvrit, mais le rôle des familles séfarades dans ce commerce resta central. Prosper Amouyal, une figure influente dans l’Algérie post-coloniale, émergea comme un acteur clé dans la continuité de cet important lien économique. Il est qualifié par un fin connaisseur : c’est un brasseur d’argent qui ne fait pas dans le business à paillettes. Contrairement aux Bacri et Bouchenaq, enracinés dans un contexte colonial et pré-colonial, Amouyal naviguait avec une habileté remarquable dans les complexités de la politique algérienne moderne. En tant qu’industriel talentueux et diplomate habile, Amouyal établit de solides liens avec les dirigeants militaires algériens et les politiciens français de haut rang. Ses relations avec des figures clés telles que le président français Jacques Chirac et le président actuel Emmanuel Macron lui permirent de jouer le rôle de médiateur entre l’Algérie et la France, assurant la pérennité du commerce céréalier malgré les bouleversements politiques.

Fait exceptionnel, l’influence d’Amouyal perdura même au cours d’une des périodes les plus sombres de l’histoire de l’Algérie : la guerre civile des années 1990, connue sous le nom de « décennie noire ». Ce conflit brutal, opposant le gouvernement aux insurgés islamistes, fit des dizaines de milliers de morts et plongea le pays dans le chaos. Pourtant, même au milieu de la violence et de l’instabilité, le commerce vital du blé et de la semoule, géré par le clan Amouyal, continua. Les militaires algériens, qui contrôlaient une grande partie de l’appareil économique du pays, s’appuyaient sur des intermédiaires comme Amouyal pour maintenir les importations essentielles. Ses liens de longue date avec le cercle le plus restreint des chefs militaires lui permettaient d’opérer même dans les moments les plus tumultueux, garantissant ainsi la continuité des approvisionnements céréaliers de l’Algérie.

Dans ce contexte volatil, des tentatives furent faites pour réformer le commerce céréalier, qui était devenu gangrené par la corruption et les pots-de-vin. Gazi Hidouci, économiste et ancien ministre des Finances, mena dans les années 1990 des efforts pour réduire le contrôle militaire sur l’économie de l’import-export, sous le gouvernement réformateur de Mouloud Hamrouche. Hidouci visait à rendre le système plus transparent et à réduire les paiements illicites qui alimentaient les élites militaires, notamment dans le commerce du blé, une source majeure de revenus et d’influence pour de nombreuses figures puissantes. Cependant, ses efforts échouèrent. Les intérêts enracinés des militaires étaient trop forts, et les tentatives de Hidouci pour limiter les pots-de-vin furent contrecarrées. Après l’assassinat du président Boudiaf en 1992, Hidouci fuit l’Algérie et entra dans un exil volontaire, restant silencieux, laissant derrière lui un système toujours dominé par les militaires et leurs intermédiaires de confiance.

Malgré ces réformes avortées, le commerce dirigé par les Séfarades persista. Amouyal, opérant en étroite collaboration avec les dirigeants militaires, continua d’assurer le flux régulier de céréales entre la France et l’Algérie. Son influence et ses relations lui permettaient de naviguer à travers les jeux de pouvoir, même dans un pays ravagé par la guerre civile. Sa résidence sur l’avenue Montaigne à Paris symbolisait non seulement la continuité de ce commerce, mais aussi le lien durable entre la France et l’Algérie, forgé à travers des siècles de commerce, de diplomatie et de conflits. La collection de peintures orientalistes d’Amouyal, ainsi que sa proximité avec des personnalités influentes de la politique française et de la communauté juive, renforçaient sa position unique en tant qu’homme d’affaires et intermédiaire culturel.

Des familles Bacri et Bouchenaq au XVIIIe siècle à Prosper Amouyal à la fin du XXe siècle, les Juifs séfarades ont joué un rôle crucial, souvent méconnu, dans le maintien du commerce des céréales qui a nourri l’Algérie. Ce commerce, essentiel à l’économie algérienne et à la sécurité alimentaire de la France, a perduré à travers la conquête coloniale, l’indépendance, la guerre civile et les réformes échouées. La « malédiction du blé » souligne l’intrication complexe de la politique, du commerce et de la diplomatie qui a lié ces deux nations, avec la communauté séfarade en son cœur, veillant à ce que les rouages du commerce ne s’arrêtent jamais, quel que soit le tourment politique.

Khaled Boulaziz

Sources

  1. Charles-André Julien, Histoire de l’Algérie contemporaine

    2. John Ruedy, Modern Algeria: The Origins and Development of a Nation

    3. Naoufel Brahimi El Mili, France-Algérie : 50 ans d’histoires secrètes

    4. Hugh Roberts, The Battlefield: Algeria 1988–2002

    5. Lounis Aggoun, Jean-Baptiste Rivoire, France-Algérie : crimes et mensonges d’États