Sous un ciel lourd d’incertitudes et d’espérances brisées, les rues de Tunis ont vibré, samedi, au rythme des milliers de voix unies dans un même cri de révolte. L’air, dense de frustration, portait l’écho d’une nation qui s’éveille de nouveau face à l’injustice, comme elle l’avait fait il y a plus d’une décennie, lorsqu’elle avait renversé un dictateur et embrasé tout un monde arabe en quête de dignité. Aujourd’hui, ces voix résonnent contre ce qu’elles perçoivent comme une lente agonie de leur patrie, alors que la campagne présidentielle s’annonce dans un climat d’incertitude profonde.
Samia Abbou, figure farouche de la résistance politique et ancienne membre de l’Assemblée tunisienne, marchait parmi les siens, son regard brûlant d’indignation. Elle dénonçait le président Kaïs Saïed, accusé d’avoir trahi les promesses autrefois chuchotées dans le vent du changement. La foule, autour d’elle, brandissait des pancartes criantes de vérité : la flambée des prix qui étrangle les plus pauvres, les libertés civiles qui s’étiolent sous l’étau d’un pouvoir qui ne reconnaît plus les rêves de 2011.
Ces rues, jadis témoins d’une révolution éclatante, se souviennent de l’époque où les Tunisiens, dans une euphorie collective, avaient renversé Zine El Abidine Ben Ali, ouvrant un chapitre nouveau dans l’histoire de leur pays et de la région. Mais plus d’une décennie après cette révolte glorieuse, l’éclat de cette victoire semble terni par les ombres du présent. Parmi les manifestants, Sghaier Zakraoui, un homme dont les traits portaient le poids des espoirs déçus, s’inquiétait de la montée des emprisonnements politiques. « Plus jamais d’attaques contre nos droits », clamait-il, déterminé à ne pas voir sa nation sombrer dans un nouveau cycle d’oppression.
Ces manifestations, ce frémissement populaire, ne sont pas un orage isolé. Elles surviennent après une semaine marquée par une vague d’arrestations orchestrées contre les membres du plus grand parti d’opposition, Ennahda, jetant une lumière crue sur l’ampleur de la répression qui se déploie sous le mandat de Kaïs Saïed. Le président, qui s’apprête à lancer sa campagne pour un second mandat, semble vouloir imposer son règne avec une main de fer, sous un ciel chargé de colère.
Lorsqu’il avait séduit la Tunisie en 2019, Saïed était apparu comme un vent nouveau, promettant de nettoyer le pays des démons de la corruption. Il avait su capter l’attention de ceux qui, écœurés par les tumultes politiques et les scandales incessants, cherchaient une figure intègre pour incarner leurs aspirations. Pourtant, à mesure que son pouvoir s’est consolidé, le rêve s’est peu à peu transformé en cauchemar pour beaucoup. Le Parlement, gelé dans une immobilité glaçante, a vu la réécriture de la constitution se faire sans le souffle de la liberté qui avait autrefois enflammé le peuple.
Sous son mandat, les journalistes, les activistes, et les opposants politiques ont connu le froid des geôles. Ces figures, diverses et multiples, allant des militants aux intellectuels, représentent l’éventail des idéaux que la révolution avait espérés faire éclore. Aujourd’hui, elles sont réduites au silence, étouffées par un régime qui semble craindre la force de leurs paroles.
Tandis que Saïed trace la voie de son avenir politique, la Tunisie, elle, ploie sous les fardeaux d’un chômage galopant, atteignant des taux insupportables de 16 %. Cette donnée, sèche et brutale, ne raconte pourtant pas l’ampleur du désespoir des jeunes, qui, chaque jour, voient leurs rêves de prospérité s’évanouir dans les limbes d’une économie chancelante. Ces jeunes, la sève même de la révolution, sont les grandes victimes d’un pouvoir qui, malgré ses promesses de renouveau, n’a su offrir que le poids croissant de l’impuissance.
Et pourtant, dans ce tumulte, quelque chose d’indomptable persiste. Les rues de Tunis, en dépit de tout, vibrent encore d’un espoir qui refuse de mourir. Les pancartes s’élèvent, non pas seulement contre un homme, mais contre un système qui semble avoir oublié le souffle de la révolution. Les voix s’élancent, réclamant la justice, la dignité et le respect des droits pour lesquels tant se sont battus.
Kaïs Saïed, dans son palais de pouvoir, peut réécrire des constitutions, mais il ne pourra jamais effacer les souvenirs gravés dans les cœurs de ceux qui ont fait 2011. Ces rues, ces pavés, portent encore la marque des soulèvements passés, et, peut-être, des soulèvements à venir. Car la Tunisie, même dans ses heures les plus sombres, n’a jamais cessé d’espérer. Elle attend, patiente, mais résolue, le moment où, une fois encore, elle se lèvera, non pas pour demander, mais pour réclamer, pour reprendre ce qui lui appartient de droit : la liberté, la justice, et la possibilité d’un meilleur avenir.
Khaled Boulaziz