Des casernes au parlement : Naviguer les difficiles chemins de la gouvernance civile en Algérie

L’exercice du pouvoir crée perpétuellement des savoirs et, inversement, les savoirs induisent et prolongent les effets de pouvoir. Savoir, pouvoir : ce sont les deux faces d’une même médaille.

Michel Foucault, Philosophe

La question sans réponse qui se profile à l’horizon est de savoir comment les sociétés peuvent équilibrer le besoin d’ordre et de stabilité avec la quête de progrès et d’innovation. La dictature militaire conduit souvent à une société sans développement ni émancipation. Pour comprendre cette dynamique, nous devons opposer la pensée militaire à la pensée civile. L’armée opère dans un paradigme rigide d’obéissance aux ordres, quelles que soient leurs implications morales. En revanche, la pensée civile est ouverte à diverses idées politiques, sociales et philosophiques. Cet essai, s’appuyant sur les travaux de politologues éminents, explorera comment ces paradigmes différents impactent le développement et le progrès sociétaux, avec des exemples spécifiques de l’Algérie.

La lutte de l’Algérie pour l’indépendance vis-à-vis de la colonisation française a été marquée par une composante militaire significative, notamment le Front de Libération Nationale (FLN). Le FLN a joué un rôle crucial dans la lutte contre la domination coloniale, en employant des tactiques de guérilla et en mobilisant la population. Cette résistance centrée sur l’armée a posé les bases de l’influence militaire post-indépendance en Algérie. Après avoir obtenu l’indépendance en 1962, l’Algérie a rapidement vu l’établissement de l’influence militaire dans son gouvernement. Le coup d’État de Houari Boumédiène en 1965 a solidifié le contrôle militaire, les élites militaires jouant un rôle crucial dans la prise de décision politique. Cette ère a marqué le début d’un schéma où la pensée militaire dominait la structure de gouvernance, impactant la trajectoire de développement du pays.

La pensée militaire se caractérise par une focalisation sur la hiérarchie, la discipline et l’obéissance. Ces principes, bien qu’essentiels pour l’efficacité militaire, se traduisent souvent par un style de gouvernance qui privilégie la stabilité et le contrôle au détriment de l’innovation et de la participation. Samuel P. Huntington, dans « The Soldier and the State », explore la professionnalisation de l’armée et ses implications pour le contrôle civil. Il soutient que l’accent mis par l’armée sur l’ordre et l’obéissance peut entrer en conflit avec la nature dynamique et inclusive de la gouvernance civile. En Algérie, cela se manifeste par la résistance historique des dirigeants militaires aux réformes politiques susceptibles de miner leur contrôle. Le concept de bureaucratique-authoritarisme de Guillermo O’Donnell souligne comment les régimes militaires privilégient le contrôle, menant à une stagnation sociétale. En Algérie, les politiques mettant l’accent sur la sécurité et l’ordre au détriment de la diversification économique et des libertés sociales en sont un exemple. La focalisation du gouvernement algérien sur le maintien du contrôle s’est souvent faite au détriment de l’innovation économique et de la libéralisation politique.

En revanche, la pensée civile embrasse diverses idées politiques, sociales et philosophiques. Cette ouverture favorise l’innovation, la participation publique et l’adaptabilité, qui sont cruciales pour le progrès sociétal. Dans de nombreuses sociétés démocratiques ou dirigées par des civils, cette ouverture a conduit à des avancées significatives. Par exemple, des pays comme la Tunisie, qui ont fait la transition vers la démocratie après le Printemps arabe, ont connu des améliorations en termes de libertés politiques et de réformes économiques, illustrant les avantages de la gouvernance civile. Larry Diamond, dans « Developing Democracy: Toward Consolidation », souligne l’importance du contrôle civil pour la consolidation démocratique et le progrès sociétal. Diamond soutient que les gouvernements dirigés par des civils sont mieux équipés pour promouvoir les valeurs et institutions démocratiques, essentielles pour un développement durable. Pour l’Algérie, la transition vers une gouvernance civile pourrait débloquer des avantages similaires, favorisant la stabilité politique et la croissance économique.

Les politiques économiques de l’Algérie sous l’influence militaire ont souvent privilégié la stabilité au détriment de la diversification. La dépendance aux revenus pétroliers et gaziers a conduit à des vulnérabilités économiques, avec peu d’investissements dans d’autres secteurs. Cela a étouffé l’innovation économique et laissé le pays vulnérable aux fluctuations des marchés mondiaux. Sous la règle militaire, les droits de l’homme en Algérie ont été significativement compromis. La réponse du gouvernement à la dissidence a souvent été répressive, comme en témoigne la suppression violente des manifestations de 1988. Ces politiques ont des effets négatifs à long terme sur la confiance et la cohésion sociétales, entravant le développement social. La répression politique est une caractéristique de la gouvernance militaire en Algérie. La suppression de l’opposition politique et la restriction des libertés civiles ont créé un déficit démocratique. Malgré quelques gestes en faveur de la réforme politique, la démocratisation véritable reste insaisissable, l’armée conservant un contrôle substantiel sur les processus politiques.

Les recherches d’Alfred Stepan sur le rôle de l’armée dans la politique fournissent des aperçus précieux sur les dynamiques politiques de l’Algérie. Stepan soutient que la gouvernance militaire empêche souvent les efforts de démocratisation, une réalité évidente dans la lutte de l’Algérie pour passer à un système plus démocratique. L’application de la typologie des régimes autoritaires de Juan J. Linz à l’Algérie révèle les complexités des dictatures militaires. Le cadre de Linz aide à comprendre comment l’Algérie s’inscrit dans le spectre plus large des régimes autoritaires et les défis spécifiques auxquels elle fait face pour évoluer vers la démocratie. Les travaux de Zoltan Barany sur la construction d’armées démocratiques offrent des stratégies potentielles pour la transition de l’Algérie d’un régime militaire à une gouvernance civile. Barany insiste sur l’importance de professionnaliser l’armée tout en assurant qu’elle reste sous contrôle civil. Ces stratégies pourraient être cruciales pour l’Algérie alors qu’elle cherche à réduire l’influence militaire dans la politique et à promouvoir la gouvernance démocratique.

La transition de la Tunisie vers la démocratie après le Printemps arabe sert d’exemple comparatif pour l’Algérie. La consolidation démocratique relativement réussie de la Tunisie met en lumière les avantages de la gouvernance civile, tels que l’amélioration des libertés politiques et des réformes économiques. L’Algérie peut tirer des leçons de l’expérience tunisienne, en particulier l’importance des processus politiques inclusifs et de l’engagement de la société civile. La transition de la Corée du Sud d’une dictature militaire à une démocratie prospère offre une autre comparaison précieuse. Les facteurs clés qui ont facilité cette transition incluent le développement économique, l’activisme de la société civile et le soutien international. Ces facteurs pourraient informer les stratégies pour les efforts de démocratisation de l’Algérie.

Pour que l’Algérie puisse évoluer vers une gouvernance plus démocratique et civile, plusieurs stratégies et scénarios peuvent être envisagés. Ceux-ci doivent prendre en compte les dynamiques internes spécifiques à l’Algérie ainsi que le rôle potentiel des acteurs externes. Une réforme constitutionnelle est nécessaire pour limiter les pouvoirs de l’armée et garantir une séparation claire entre l’autorité militaire et les institutions civiles. Cela pourrait inclure des dispositions spécifiant le rôle limité de l’armée aux fonctions de défense et de sécurité nationale. Établir un système judiciaire indépendant est crucial pour maintenir l’état de droit. Cela inclurait la nomination de juges indépendants, la protection des juges contre les pressions politiques et la création d’un mécanisme pour garantir que les décisions judiciaires sont respectées par toutes les branches du gouvernement, y compris l’armée. Le Parlement doit être renforcé pour devenir une véritable institution représentative capable de légiférer sans interférence militaire. Cela peut inclure l’octroi de pouvoirs accrus pour superviser les actions de l’exécutif et de l’armée.

Organiser des élections libres et équitables est essentiel pour la légitimité démocratique. Cela nécessite une commission électorale indépendante, des observateurs internationaux et des garanties contre la fraude électorale. La société civile doit être soutenue pour jouer un rôle actif dans la vie politique. Cela inclut la protection des droits de réunion et d’association, le financement et la formation des ONG, et la promotion de la participation citoyenne. Une campagne d’éducation civique à grande échelle peut aider à sensibiliser les citoyens à leurs droits et responsabilités démocratiques. Cela peut inclure des programmes dans les écoles, des campagnes médiatiques et des initiatives communautaires.

Réduire la dépendance de l’Algérie aux hydrocarbures en diversifiant l’économie est crucial. Cela peut inclure des investissements dans les secteurs agricoles, industriels et technologiques, ainsi que des politiques pour encourager l’entrepreneuriat et les petites et moyennes entreprises. Moderniser le secteur public pour le rendre plus efficace et transparent est également essentiel. Cela peut inclure la décentralisation des pouvoirs, la réduction de la bureaucratie et la lutte contre la corruption.

Les organisations internationales et les pays partenaires peuvent fournir une assistance technique et financière pour soutenir les réformes. Cela peut inclure des programmes de formation pour les fonctionnaires, des prêts pour des projets de développement et des conseils en matière de politique économique et de gouvernance. La communauté internationale peut utiliser les pressions diplomatiques pour encourager la transition démocratique. Cela peut inclure des sanctions ciblées contre les responsables militaires impliqués dans des violations des droits de l’homme et des incitations positives pour les réformes démocratiques. Dans les moments de transition critique, des médiateurs internationaux peuvent aider à faciliter le dialogue entre les différentes parties prenantes en Algérie, y compris les militaires, les civils et les groupes de la société civile, pour assurer une transition pacifique.

Un scénario où la transition se fait progressivement, avec des réformes constitutionnelles et institutionnelles mises en œuvre sur plusieurs années, permettrait d’éviter les chocs brusques et de donner aux institutions le temps de s’adapter. Un scénario de transition rapide pourrait être déclenché par une crise majeure, comme une révolte populaire ou une pression internationale intense. Bien que potentiellement plus instable, une transition rapide pourrait également accélérer les réformes nécessaires. Un modèle de co-gouvernance où l’armée accepte de partager le pouvoir avec des institutions civiles pendant une période de transition pourrait inclure des garanties pour l’armée sur certains aspects (comme le budget de la défense) en échange d’un retrait progressif du pouvoir politique. Un scénario pessimiste où la transition échoue en raison de l’incapacité à mettre en œuvre les réformes nécessaires entraînerait une régression vers un régime encore plus autoritaire ou une situation de chaos et de conflits internes.

Pour que l’Algérie puisse se diriger vers un avenir plus stable et prospère, il est crucial de trouver un équilibre entre la stabilité à court terme et les réformes démocratiques à long terme. Une approche inclusive qui implique toutes les parties prenantes, y compris l’armée, les civils et la communauté internationale, sera essentielle pour réussir cette transition. En fin de compte, la réduction de l’influence militaire et la promotion de la gouvernance civile peuvent ouvrir la voie à un développement durable et à une véritable démocratie en Algérie. En conclusion, la nature rigide et hiérarchique de la pensée militaire étouffe souvent le progrès sociétal, tandis que la nature dynamique et inclusive de la pensée civile favorise le développement et l’innovation. L’histoire et les dynamiques politiques actuelles de l’Algérie fournissent une étude de cas convaincante de ces paradigmes contrastés. En s’appuyant sur les aperçus de politologues tels que Samuel P. Huntington, Guillermo O’Donnell et Larry Diamond, il est clair que réduire l’influence militaire et promouvoir la gouvernance civile peut significativement améliorer les perspectives de développement durable de l’Algérie. Alors que l’Algérie navigue vers l’avenir, comprendre et aborder ces paradigmes sera crucial pour atteindre un progrès et une stabilité à long terme.

Khaled Boulaziz

Références

Barany, Zoltan. The Soldier and the Changing State: Building Democratic Armies in Africa, Asia, Europe, and the Americas. Princeton University Press, 2012.

Diamond, Larry. Developing Democracy: Toward Consolidation. Johns Hopkins University Press, 1999.

Huntington, Samuel P. The Soldier and the State: The Theory and Politics of Civil-Military Relations. Harvard University Press, 1957.

Linz, Juan J. Totalitarian and Authoritarian Regimes. Lynne Rienner Publishers, 2000.

O’Donnell, Guillermo. Modernization and Bureaucratic-Authoritarianism: Studies in South American Politics. University of California Press, 1973.

Stepan, Alfred. Rethinking Military Politics: Brazil and the Southern Cone. Princeton University Press, 1988.