Les veines ouvertes de l’Algérie ou l’alliance des baïonnettes et des coffres-forts

Le 5 juin 1991, les panzers sont descendus à Alger, ils ont failli tuer le premier ministre Mouloud Hamrouche. Ils ont changé le gouvernement pour préparer la réussite du FIS.

Hocine Ait Ahmed – Homme politique Algérien – (1926 – 2015)

Les réseaux militaro-affairistes au pouvoir

Depuis les premières lueurs de l’indépendance en 1962, l’Algérie se trouve sous l’emprise d’une caste militariste, dérobant le flambeau de la révolution algérienne à ceux qui avaient rêvé d’une nation libre et juste. La disparition du GPRA, le gouvernement provisoire de la République algérienne, a marqué le début d’une alliance ténébreuse entre les baïonnettes des militaires et les coffres-forts des élites économiques. Une symbiose où le bruit des bottes rencontre le cliquetis de l’or, une danse macabre d’intérêts croisés.

Prise de pouvoir par la caste militariste

Les premières années de l’indépendance furent celles de l’espoir, vite écrasé par le coup d’État de 1965, mené par Houari Boumédiène. L’armée s’imposa alors comme la force dominante, marginalisant les rêves et les voix des leaders civils du GPRA. Sous Boumédiène et ses successeurs, les militaires ne se contentèrent pas de diriger le pays ; ils s’approprièrent aussi ses richesses, particulièrement les hydrocarbures, créant ainsi une fusion entre pouvoir militaire et richesse nationale. Cette dynamique rappelle les analyses de Samuel P. Huntington sur les régimes autoritaires. Dans son ouvrage The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century, Huntington explique que les élites militaires résistent souvent aux réformes démocratiques par crainte de perdre leur pouvoir et leurs privilèges. L’Algérie illustre parfaitement cette théorie, avec une élite militaire solidement ancrée et déterminée à préserver son contrôle.

L’émergence des oligarques

Les années 1990 furent le théâtre d’une tragédie nationale, une guerre civile sanglante déclenchée par la montée de l’islamisme politique et l’annulation des élections législatives de 1991. Dans ce chaos orchestré, les militaires renforcèrent leur emprise, exploitant la violence pour cimenter leur pouvoir. Des fortunes immenses furent alors accumulées dans l’ombre, profitant de la redistribution sélective de la rente pétrolière et des marchés publics. Cette décennie de sang et de larmes fut aussi celle de l’enrichissement obscène d’une élite.

Redistribution et réinvestissement des fortunes

Ces nouvelles fortunes, souvent dissimulées à l’étranger, furent réinvesties dans des actifs offshore et des propriétés en Europe, des luxueux appartements parisiens aux comptes secrets suisses. Le contrôle des hydrocarbures par cette élite restreinte maintint un système de clientélisme et de corruption, garantissant la loyauté et l’enrichissement d’un cercle rapproché autour des dirigeants militaires. Les veines ouvertes de l’Algérie saignaient pour nourrir les coffres-forts de quelques-uns, tandis que le peuple demeurait exsangue. Cette situation fait écho à la notion de malédiction des ressources, largement explorée par Joseph Stiglitz, économiste et lauréat du prix Nobel. Stiglitz critique la mauvaise gestion des ressources naturelles dans les pays en développement et montre comment cette dynamique exacerbe les inégalités économiques et entrave le développement durable.

L’influence économique et politique des élites

Au fil du temps, les oligarques algériens consolidèrent leur pouvoir économique, devenant aussi des acteurs politiques majeurs. Ils jouèrent un rôle crucial dans les décisions stratégiques du pays, s’immisçant dans les nominations à des postes clés au sein des entreprises publiques et des institutions étatiques. Cette imbrication des intérêts économiques et politiques transforma l’élite militaro-affairiste en une force incontournable du paysage algérien, une aristocratie moderne tissée de complots et de connivences.

La quête de légitimité et le défi de la diversification économique

L’élite Campradore algérienne chercha à se légitimer par une prétendue citoyenneté à part entière, revendiquant une position de supériorité en raison de leur proximité avec les centres de décision. Cependant, malgré leur richesse, ces oligarques investissaient peu dans le développement industriel du pays, préférant les secteurs de l’importation et des services, où les gains sont rapides et les risques minimes. La création de valeur réelle, la diversification économique, restaient des mirages dans le désert de leur ambition.

L’analyse de Galeano : Une perspective de l’Amérique latine

Eduardo Galeano, dans son œuvre magistrale Les veines ouvertes de l’Amérique latine, décrivait comment les élites locales, en collusion avec les puissances étrangères, exploitaient les ressources naturelles au détriment des populations locales. En Algérie, un schéma similaire se dessine. Les oligarques algériens, à l’image des élites latino-américaines décrites par Galeano, utilisent les richesses nationales pour leur bénéfice personnel, créant une économie de rente qui enrichit une minorité tout en laissant la majorité de la population dans la pauvreté.

Galeano parlait de veines ouvertes pour décrire l’extraction incessante des ressources naturelles. En Algérie, les hydrocarbures jouent ce rôle central. La rente pétrolière est détournée par une élite qui la réinvestit souvent à l’étranger, privant ainsi le pays des investissements nécessaires à son développement. Cette dynamique crée un cycle de dépendance et de sous-développement, similaire à celui observé en Amérique latine, où les ressources sont exploitées sans véritable bénéfice pour la population locale.

Les leçons de Huntington et Stiglitz appliquées à l’Algérie

Samuel P. Huntington et Joseph Stiglitz offrent des perspectives complémentaires pour comprendre les défis de l’Algérie. Huntington souligne la résistance des élites militaires aux réformes démocratiques, une résistance motivée par la peur de perdre leurs privilèges. Cela explique en grande partie pourquoi la transition vers une véritable démocratie en Algérie reste bloquée. Les militaires algériens, ayant goûté au pouvoir et aux avantages qu’il procure, sont peu enclins à céder leur contrôle.

Joseph Stiglitz, quant à lui, analyse les effets pervers de la gestion des ressources naturelles dans les pays en développement. Il explique comment la « malédiction des ressources » se manifeste lorsque les richesses naturelles, au lieu de favoriser le développement, sont détournées par une élite corrompue. En Algérie, cette dynamique est particulièrement visible : la rente pétrolière enrichit une minorité, tandis que la majorité de la population demeure dans la pauvreté. Les investissements nécessaires pour diversifier l’économie et créer des emplois durables ne sont pas réalisés, car les élites préfèrent des gains rapides et sûrs à l’étranger.

Conclusion : Vers une réforme nécessaire

Pour que l’Algérie puisse réellement prospérer, il est impératif de mettre en retrait cette caste militaire qui monopolise le pouvoir depuis des décennies. La construction d’une nation d’institutions solides et démocratiques est la clé pour garantir la stabilité et le développement durable du pays. Cela implique la mise en place d’un État de droit où la transparence, la justice et la reddition de comptes sont des normes établies.

Ce n’est qu’en éliminant l’influence disproportionnée des militaires sur la politique et l’économie que l’Algérie pourra libérer son potentiel, créer un environnement propice à l’initiative privée et garantir une distribution équitable des ressources. La transition vers un régime inclusif et démocratique est non seulement nécessaire, mais urgente pour le futur de l’Algérie. Comme le soulignait Galeano, la libération des ressources naturelles des griffes d’une élite prédatrice est essentielle pour que les richesses nationales profitent à l’ensemble de la population et non à une poignée de privilégiés.

La mise en retraite de cette caste militariste permettra à l’Algérie de construire enfin une nation fondée sur des institutions solides, équitables et justes, assurant un avenir de prospérité pour tous ses citoyens. La perspective de Samuel P. Huntington sur les transitions démocratiques et les analyses de Joseph Stiglitz sur la gestion des ressources naturelles offrent des cadres théoriques précieux pour comprendre et surmonter les défis que l’Algérie doit affronter. En tirant les leçons de ces penseurs, l’Algérie peut envisager un avenir où les veines ouvertes du pays se cicatrisent enfin, libérant un flux de prospérité et de justice pour tous.

En fin de compte, une élection présidentielle de plus ou de moins ne changera absolument rien dans l’imbroglio algérien. Seule une rupture totale avec la caste militariste prédatrice permettra de mettre fin à cette ère d’oppression et de corruption. Il est temps de tourner la page et de bâtir une Algérie nouvelle, libérée des chaînes du passé et tournée vers un avenir de démocratie et de développement inclusif.

Khaled Boulaziz

Références

  1. Huntington, Samuel P. The Third Wave: Democratization in the Late Twentieth Century. University of Oklahoma Press, 1991.
  2. Stiglitz, Joseph E. Globalization and Its Discontents. W.W. Norton & Company, 2002.
  3. Galeano, Eduardo. Les veines ouvertes de l’Amérique latine. Monthly Review Press, 1997.