L’Algérie orpheline d’un Salvador Allende

Camarades, la situation est critique : nous faisons face à un coup d’État soutenu par la majorité des forces armées.

Je ne prétends pas être un martyr ; je suis un combattant de la cause sociale, accomplissant la tâche que le peuple m’a confiée. Mais que ceux qui veulent renverser l’histoire et nier la volonté majoritaire du Chili m’écoutent : même si je ne suis pas un martyr, je ne reculerai pas d’un seul pas. Qu’ils le sachent, qu’ils l’entendent, qu’ils le gravent dans leur esprit : je quitterai le palais présidentiel seulement quand le mandat que m’a confié le peuple sera achevé. Je défendrai la révolution chilienne et le gouvernement, car c’est pour cela que le peuple m’a élu. Je n’ai pas d’autre choix. Seules les balles pourraient m’empêcher d’accomplir la mission que le peuple m’a confiée.

Salvador Allende — homme d’État chilien (1908 – 1973)

Cette année, où l’histoire déploie une fois encore ses ailes majestueuses, nous nous inclinons devant le souvenir poignant de Salvador Allende, le président martyr du Chili. Cinquante-et-un ans ont passé depuis ce jour fatidique du 11 septembre 1973, lorsque le coup d’État militaire, ourdi dans les ténèbres du pouvoir et de la trahison, a mis fin brutalement à sa présidence. Cet événement, marqué du sceau de la tragédie, résonne encore dans la conscience collective, non seulement du peuple chilien, mais aussi de tous ceux qui, à travers le monde, perçoivent dans cet épisode les échos déchirants de la lutte pour la liberté et la justice sociale. Il incite aujourd’hui à une réflexion profonde sur le courage politique et la manière dont les leaders confrontent les forces qui cherchent à étouffer la volonté populaire.

Salvador Allende, élu président du Chili en 1970 dans un contexte de tensions sociales et politiques faussement exacerbées, s’était engagé sur la voie d’une transformation radicale du pays. Son programme, la via chilena al socialismo, visait à redistribuer les richesses, nationaliser les industries clés et offrir à son peuple des conditions de vie plus équitables. Mais cette vision, bien qu’empreinte de noblesse et d’humanité, s’est heurtée à une opposition farouche, aussi bien interne qu’externe. La caste militariste chilienne, sous influence de l’ordre conservateur, et financée par le capital ésotérique, guidée par Henry Kissinger, a vu dans cette transformation une menace à leurs intérêts. La démocratie, pourtant cimentée par la volonté populaire, fut balayée d’un revers de main, laissant place à la dictature.

Lorsque l’aube du 11 septembre 1973 se leva sur Santiago, Allende était déjà un homme assiégé. Conscient des dangers imminents, il fit le choix héroïque de rester au palais présidentiel de La Moneda, entouré de ses plus fidèles partisans. Les heures qui suivirent furent marquées par le bruit sourd des hélicoptères et des tanks, et bientôt, les balles commencèrent à pleuvoir. Allende, refusant de fuir ou de capituler, prit la parole une dernière fois à la radio nationale. Son discours, vibrant d’émotion et de gravité, reste l’un des moments les plus puissants de l’histoire contemporaine. Il y réaffirma son engagement indéfectible pour la démocratie et la souveraineté de son peuple, avant de tomber sous les assauts des militaires putschistes. Ainsi s’éteignit un homme dont la détermination et le sacrifice continueront d’inspirer des générations entières à travers le monde.

Mais l’histoire, impitoyable dans sa froideur, juxtapose souvent les grands hommes à ceux qui, en d’autres circonstances, se révèlent incapables de se hisser à la hauteur des événements. C’est ici que s’impose le nom de Chadli Bendjedid, président de l’Algérie durant une période tout aussi tumultueuse. En 1992, confronté à la montée de la violence et à la menace d’un coup d’État militaire, Chadli prit une décision qui contrastait profondément avec celle d’Allende : il démissionna. Alors qu’Allende se dressa avec une fougue inébranlable face aux forces qui menaçaient la démocratie, Chadli se retira, laissant son pays sombrer dans une décennie de guerre civile. Ce geste, perçu par beaucoup comme une abdication honteuse, a scellé son image de leader faible et sans conviction, incapable de défendre les idéaux démocratiques auxquels il avait, un jour, prétendu croire.

Pour comprendre cette différence frappante, il faut se pencher sur le contexte algérien des années 1990. Le pays sortait à peine d’une guerre d’indépendance dévastatrice, et l’instabilité politique persistait. Chadli Bendjedid, qui avait accédé à la présidence en 1979, était avant tout un homme de compromis, manquant de la flamme révolutionnaire qui avait animé ses prédécesseurs et manquant même de la fougue inhérente au caractère algérien. Il s’était laissé emporter par les forces qui l’entouraient, agissant plus en pion qu’en dirigeant. Contrairement à Allende, qui incarnait la volonté populaire et la résistance contre l’oppression, Chadli semblait davantage préoccupé par la préservation de son propre pouvoir, même au prix de la trahison des idéaux démocratiques. Son départ précipité, sur fond de menaces militaires, fut ressenti comme une trahison par une partie importante de la population algérienne. Tandis qu’Allende tombait en martyr pour ses principes, Chadli s’éclipsait dans l’ombre, laissant l’Algérie à la merci d’une guerre civile sanglante qui fit des centaines de milliers de victimes.

L’histoire nous offre ici un contraste saisissant entre deux figures politiques dont les trajectoires ont pris des chemins diamétralement opposés. Allende, par son sacrifice, est devenu un symbole universel de la résistance face à la tyrannie, tandis que Chadli, par son retrait, est souvent perçu comme l’incarnation de la faiblesse et de l’abandon. Mais au-delà de ces différences apparentes, ces deux histoires nous rappellent que le leadership politique, surtout en période de crise, est une épreuve de caractère. La grandeur d’un leader ne réside pas seulement dans les décisions qu’il prend en temps de paix, mais surtout dans sa capacité à défendre ses idéaux lorsque tout semble perdu.

Aujourd’hui, alors que l’on célèbre la mémoire de Salvador Allende, il est impossible de ne pas réfléchir aux leçons que ces deux trajectoires politiques nous offrent. Le Chili, malgré les années sombres de la dictature de Pinochet, a réussi à se reconstruire et à retrouver sa voie vers la démocratie. Allende, bien que tombé, reste une figure lumineuse qui guide encore les luttes pour la justice sociale dans le pays et au-delà. En Algérie, par contre, l’héritage de Chadli Bendjedid est plus sombre. La décennie de violence qui suivit sa démission a laissé des cicatrices profondes dans le tissu social du pays, et même aujourd’hui, les Algériens se débattent avec les conséquences de cette période tragique de leur histoire.

En cette année de 2024, où les réminiscences des événements passés continuent de modeler notre présent, il est crucial de se rappeler que le courage, la détermination et la fidélité aux idéaux démocratiques ne sont pas de simples vertus. Ils sont des nécessités pour la survie même de la démocratie. Les choix de Salvador Allende, son sacrifice ultime, sont une leçon pour les dirigeants du monde entier. Le contraste avec Chadli Bendjedid nous rappelle également les dangers de l’indécision et de la faiblesse face à l’adversité.

Alors que l’ombre de ces deux hommes plane encore sur les destins de leurs nations respectives, leurs exemples opposés servent d’avertissement et d’inspiration aux générations futures, éclairant la voie à suivre ou à éviter. L’Algérie, sous la présidence de Chadli Bendjedid, allait être plongée dans une tragédie incommensurable, une guerre civile qui ferait 300 000 morts. Mais pour éviter un tel désastre, il aurait fallu être de l’étoffe d’un Salvador Allende.

Khaled Boulaziz