Ceux qui rendent les révolutions pacifiques impossibles, rendent les révolutions violentes inévitables.
John F. Kennedy – 35éme Président des États-Unis (1917-1963)
En guise d’ouverture: La violence est inexplicable en sa nature même, proprement intraitable, au sens où toute tentative discursive afin de la décomposer en éléments simples puis d’en reconstituer la figure générale est vouée à l’échec.
Ensuite parce les stigmas et les fractures stratifiées dans l’imaginaire collectif font que même la culture n’éloigne pas l’homme de l’inhumain mais l’en rapproche inévitablement. La vérité de la violence n’est pas du côté de l’agir mais du subir; en ce sens seule la victime connaît le secret d’une souffrance qui ne se laisse pas communiquer, ni représenter mais exhiber: «La souffrance est la souffrance. Elle n’est pas un signe, elle n’est porteuse d’aucun message.»
Elle ne renvoie à rien. Elle n’est rien que le pire des maux. La violence est effective avant même la première blessure: «La peur enserre sa victime. Ce n’est pas l’être humain qui a peur, c’est la peur qui le tient. Peu importe qu’il soit effectivement enfermé dans une cellule. Là où la peur règne, le monde se rétrécit à l’environnement immédiat.»
Dans la genèse de toute violence sociale, l’État y joue un rôle prépondérant. Non pas qu’il soit fondé sur un contrat social, comme postule une certaine sociologie, mais parce que «le pouvoir endigue la violence sociale en enseignant à chacun la peur que doit inspirer la violence du pouvoir». Pour maintenir l’ordre, l’État exige un impôt de sang de plus en plus exorbitant, dont l’histoire humaine porte la trace.
Ainsi l’ordre social lui-même est comme pris dans un mouvement paradoxal de balancier: né dans la violence pour endiguer la violence, tel un immense mécanisme de régulation, il finit par se dérégler et laisser la place, un temps, à la révolte qui relance le cycle originel. Avec cependant un accroissement de la violence présente dans la société et une accumulation de celle que monopolise l’État, car «la barbarie que l’ordre prétendait surmonter n’a jamais pris fin».
Mais cette interprétation ne satisfait que partiellement du fait que: « La violence absolue, sans fondement est régie par des passions qui ne se soucient guère des circonstances historiques. C’est une illusion aberrante de croire que la violence disparaît lorsqu’elle a atteint quelque but.» En «traitant» la torture, l’exécution, la chasse à l’homme, le massacre, la destruction des biens, il faut esquisser une phénoménologie de la violence volontairement intemporelle, l’histoire se chargeant, à toutes les époques, d’en confirmer l’inévitable progression.
Cette approche ébranle au passage quelques idées reçues: «Une erreur très répandue consiste à croire que les atrocités humaines exigent la distance sociale et la déshumanisation de l’autre. Comme si les humains ne pouvaient torturer et égorger que des êtres qui ne soient pas leur congénères.» C’est pour cela que l’histoire véhicule un autre message que le substrat bien connu dont elle part. Elle ne raconte pas seulement l’origine de la société et le fondement originaire de l’État, elle raconte le cycle de la civilisation, le retour au commencement.
La violence crée le chaos, et l’ordre crée la violence. Ce dilemme est insoluble. Fondée sur la peur de la violence, l’ordre crée lui-même à nouveau la peur. A l’état de nature succèdent la domination, la torture et la persécution ; l’ordre débouche sur la révolte et le massacre festif.
La violence demeure omniprésente. Son règne est coextensif à l’histoire du genre humain, du début à la fin.Et si le sens l’Histoire reste élusif, elle (l’Histoire) demeure néanmoins en tout temps un champ à l’horizon indépassable de l’éternel antagonisme dans des mécanismes et des évènements qui sont ceux de la force, du pouvoir et de la guerre.
L’Histoire ne s’arrête guère aux différences entre formes de domination. Elle transcende les distinctions entre terreur et droit, entre arbitraire et loi, entre systèmes totalitaires et démocratiques. De ce fait, elle ne dépeint pas la fin de la violence, mais l’alternance de ses formes.
Dans cette approche, ce qui se joue dans l’histoire n’obéit à aucune loi, à aucune nécessité, mais bien au contraire appartient au domaine aléatoire du hasard absolu, de l’événement dans sa singularité. Pour comprendre, il faut se déprendre de deux illusions de la superstition optimiste: à savoir que les souffrances peuvent être rédimées, comme le défendent certains discours religieux, et qu’il est possible de vaincre le coté maléfique chez l’être humain, comme le prétendent certaines philosophies de l’histoire.
Aussi faut-il accepter l’idée qu’il n’y a guère de progrès dans l’équipement moral de l’espèce humaine, ses affects et ses sentiments, car c’est la culture et non la nature qui a fait de l’homme ce qu’il fut et demeure: un être capable de tout. Même la loi promulguée par des représentants pour le bien de tous repose finalement sur un acte arbitraire, un acte consistant à établir que la loi n’acquiert une validité durable à la condition d’être imposée effectivement, constamment, au besoin par la force. Il n’est pas de pouvoir qui ne soit couvert par la violence, et l’oppression apparente ou diffuse qui en découle définit son fondement.
Dans l’ordre du politique, les régimes absolus et totalitaires ne sont pas des formes dégradées. Ils ne font que pousser à l’extrême ce qui est de toute façon inscrit dans le principe même du pouvoir. Ainsi à l’origine, un état de violence, né alors l’ordre social, pour endiguer spécifiquement cette violence, finit par se dérégler lui-même et relancer le cycle originel; plaçant de facto la violence au cœur de l’ordre social; tels est le métadiscours de l’Histoire de l’Humanité. Se défaire de ce sort, c’est rendre aux religions la seule mission qui leur est dévolue ; juguler dans un combat incertain cette violence afin de sauver l’être humain de lui-même.
Khaled Boulaziz