Dick Cheney est mort entouré des siens. Il s’est éteint dans le confort des draps blancs, sans tribunal, sans cellule, sans le fracas des bombes qu’il a fait pleuvoir sur d’autres. Pendant qu’on compose des hommages convenus, que les institutions saluent « l’homme d’État », il est de notre devoir de rappeler une vérité nue : cet homme fut l’un des architectes les plus méthodiques du chaos moderne, responsable – par décision, par stratégie, par calcul – de centaines de milliers, voire de millions de vies brisées en Irak et en Afghanistan.
Il aura vendu une guerre sur un mensonge : les armes de destruction massive de Saddam Hussein, fabriquées dans les officines du Pentagone. Il aura imposé la doctrine des frappes préventives, du droit d’envahir sans être attaqué, de renverser un régime au nom d’une menace inventée. Il aura transformé le Moyen-Orient en brasier durable, accouchant de l’État islamique, de guerres civiles, d’un exode sans retour. Et tout cela, sans jamais douter, sans jamais reculer.
Qu’on se le dise : ce n’était pas de la naïveté. C’était du programme. Cheney incarne le complexe politico-militaire à son paroxysme : Halliburton, les contrats privés de la reconstruction qu’il a lui-même déclenchée, le pétrole, les mercenaires de Blackwater, Guantánamo, les prisons secrètes de la CIA, la torture maquillée en « techniques renforcées d’interrogatoire ». Il a fait entrer l’ombre dans la loi.
Pendant ce temps, Falloujah brûlait sous le phosphore blanc. Bagdad se vidait de ses médecins, de ses ingénieurs, de ses enfants. Les hôpitaux devenaient morgues. L’air sentait le sang, l’électricité coupait, l’eau se chargeait de cendres. Des familles entières rayées d’une rue, d’un quartier, d’une carte. Et tout cela sur l’ordre de bureaux feutrés, par des hommes qui n’ont jamais senti la chaleur d’un incendie ni la poussière d’un immeuble effondré.
En Afghanistan, même scénario : invasion, occupation, promesses de démocratie, puis vingt ans de guerre inutile conclue par un retrait honteux et la remise du pays aux talibans, ceux-là mêmes qu’on prétendait éradiquer. Vingt ans pour quoi ? Pour des fosses communes, des mariages bombardés par drones, des villages rayés de la carte.
Mais l’héritage de Cheney ne s’arrête pas aux morts. Il est moral, juridique, civilisationnel. Il a habitué les démocraties à l’idée que tout peut être permis si l’on prononce le mot « sécurité ». Que l’État de droit peut être suspendu. Que la torture peut se justifier. Que la vérité peut se tordre. Il a ouvert une ère : celle de la guerre infinie.
Et aujourd’hui, son ombre continue de gouverner.
Car Dick Cheney a eu des disciples. Et le plus zélé d’entre eux s’appelle Benjamin Netanyahou.
Même rhétorique de la peur, même logique d’exception permanente, même usage sacralisé de la force. Quand Cheney théorisait la guerre préventive, Netanyahou l’appliquait contre Gaza. Quand Cheney effaçait les frontières morales à Bagdad, Netanyahou les pulvérisait à Rafah. Rafales de bombes sur des immeubles d’habitation, coupure de l’eau, de l’électricité, des médicaments — la punition collective élevée au rang de doctrine d’État.
L’un a enflammé Falloujah, l’autre a consumé Gaza. L’un parlait de « dommages collatéraux », l’autre parle de « zones humanitaires » pendant que les fosses communes s’élargissent. Tous deux ont transformé la terre en laboratoire de la brutalité légale.
Ainsi, Cheney ne meurt pas vraiment. Il survit dans chaque missile lancé « par précaution ». Dans chaque enfant déterré des ruines. Dans chaque gouvernement qui répète : « nous n’avions pas le choix ». Netanyahou n’a pas simplement imité Cheney ; il a perfectionné son art. Il en a fait une pédagogie, une stratégie exportable, une banalité quotidienne.
Et tant que cette filiation — de Washington 2003 à Gaza 2023 — ne sera pas brisée, les morts continueront de s’ajouter aux morts. Les guerres continueront de se justifier au nom de la paix. Et les criminels de bureau continueront de mourir dans leurs lits, alors que leurs victimes meurent sans linceul.
Khaled Boulaziz