Al-Azhar ou la liturgie du silence

Le cheikh d’Al-Azhar, Ahmed el-Tayeb, s’avance encore, drapé dans son turban blanc, avec cette lenteur d’apparat propre aux dignitaires qu’aucun cri n’atteint plus. Il parle de paix, d’unité, d’éducation, de rationalité. Il parle de tout — sauf de Gaza. Pendant que les enfants boivent l’eau saumâtre des puits creusés entre les ruines, pendant que les mères hurlent sans sépulture, il remercie le maréchal Sissi de son « rôle historique et courageux ». L’Égypte, dit-il, protège la cause palestinienne. Mais de quelle protection parle-t-il ? De ces chars alignés devant Rafah ? De ces camions d’aide retenus au nom de la sécurité ? De ces convois d’eau qui pourrissent au soleil du désert ? Gaza agonise derrière une porte égyptienne, et l’imam, lui, bénit le gardien de cette porte.

Ce n’est pas un homme d’esprit qu’on entend là, c’est un prêtre du pouvoir. Un fonctionnaire de Dieu à gages d’État. Il a choisi son camp depuis longtemps, le jour de juillet 2013 où, dans la chaleur étouffante du Caire, il s’est tenu, impassible, aux côtés du général Sissi, quand celui-ci renversa le président élu, Mohamed Morsi. Ce jour-là, l’imam d’Al-Azhar n’a pas dit un mot. Il n’a pas crié contre le sang versé sur la place Rabaa. Il n’a pas récité une prière pour les martyrs fusillés au matin. Il a simplement offert sa présence — présence bénissante, présence caution. C’est cela, le visage du religieux domestiqué : un silence au service du sabre.

Depuis, il a perfectionné l’art de l’hypocrisie liturgique. Chaque fois qu’un peuple s’étrangle, il parle de patience. Chaque fois qu’un tyran s’élève, il parle de sagesse. Aujourd’hui, alors que Gaza se consume depuis deux ans dans une guerre d’anéantissement, il trouve encore les mots pour louer le président, mais aucun pour nommer le crime. Son institution publie des communiqués, puis les efface. Elle condamne timidement, puis se rétracte. Elle tremble non devant Dieu, mais devant le ministère des Affaires étrangères. Ainsi va la religion d’État : on y prie selon le protocole, on y parle selon l’intérêt, on y bénit selon le grade.

Le peuple simple, celui qui prie dans les ruelles, celui qui croit encore que le turban protège la vérité, ne sait pas que derrière les murs de marbre d’Al-Azhar, la foi est administrée comme une entreprise publique. Les cheikhs signent des lettres au président comme des fonctionnaires signent des bilans ; ils remercient, félicitent, saluent, enchaînent les formules vides comme des psaumes bureaucratiques. Le sang de Gaza ne tache pas leurs doigts : il n’atteint pas les gants blancs de la diplomatie religieuse. L’eau qui manque aux enfants n’éclabousse pas leurs ablutions. Et le siège de deux millions d’âmes devient, dans leur langue polie, une « crise humanitaire » dont on parlera « avec discernement ».

Mais il faut dire les mots nus : l’imam d’Al-Azhar a trahi. Il a trahi le sens même du Coran qu’il enseigne, ce Coran qui ordonne de soutenir l’opprimé, de rompre le pain, de secourir la veuve, de libérer le captif. Il a trahi les martyrs du Caire et ceux de Gaza. Il a troqué la voix prophétique contre la rhétorique d’État. Il parle comme on signe un contrat : avec prudence, avec calcul, avec flatterie. Derrière chaque verset qu’il cite se devine la main du pouvoir qui le paie. Derrière chaque prière, un communiqué officiel.

Qu’il se taise encore, alors. Qu’il continue de louer le maréchal qui ferme la frontière et d’honorer les banquets où l’on célèbre la paix pendant qu’un peuple crève de faim. Car l’Histoire, elle, n’oubliera pas. Elle n’oubliera pas que pendant deux ans de siège, pendant deux ans de famine et de carnage, l’homme censé parler au nom de l’islam n’a pas su faire entrer une seule bouteille d’eau à Gaza. Elle retiendra cette image infâme : un imam assis sous les lustres de la capitale administrative, remerciant un soldat pour avoir affamé un peuple. Ce n’est plus de la lâcheté, c’est une liturgie de la trahison.

Et peut-être qu’un jour, quand les pierres de Gaza redeviendront vivantes, quand les enfants ressuscités du siège demanderont : « Où étaient nos frères d’Égypte ? », quelqu’un leur dira la vérité : qu’ils étaient là, en Égypte, à réciter des prières d’allégeance pendant que le désert se fermait sur la mer. Et que parmi eux, le plus savant, le plus honoré, le plus couvert de titres, s’appelait Ahmed el-Tayeb, le cheikh d’Al-Azhar, imam du silence et clerc du sabre.

Khaled Boulaziz