La raffinerie d’Augusta : quand la souveraineté économique dérange la rente politique

L’achat par Sonatrach de la raffinerie Augusta, en Sicile, à la filiale italienne d’ExxonMobil en 2018, continue de susciter des polémiques disproportionnées dans certains cercles médiatiques et politico-administratifs algériens. Dépeinte comme une opération ruineuse ou opaque, cette acquisition fait pourtant sens sur le plan économique et géostratégique. Plus encore, elle révèle un clivage fondamental au sein du système algérien : dès qu’un investissement vise à structurer une chaîne de valeur indépendante et productive, il devient une menace politique potentielle pour la caste militaro-rentière, habituée à tirer profit du sous-développement industriel. En ce sens, Augusta n’est pas seulement une affaire de raffinage : c’est un révélateur du blocage profond entre accumulation économique légitime et émancipation démocratique étouffée.

Un investissement stratégiquement rationnel

Contrairement aux rumeurs propagées par certains médias, notamment El Watan, le montant du rachat n’a jamais atteint les 2,1 milliards de dollars évoqués. Les chiffres fiables publiés par Reuters, Enerdata et Argus Media situent la transaction sous la barre du milliard de dollars. Celle-ci inclut non seulement la raffinerie elle-même, capable de traiter jusqu’à 190 000 barils par jour, mais également trois terminaux logistiques à Augusta, Palerme et Naples. Cette plateforme logistique confère à Sonatrach un accès direct au marché méditerranéen et européen, avec une autonomie d’exportation et de stockage inédite.

Le site d’Augusta, loin d’être un épave industrielle, a fait l’objet depuis 2018 de réhabilitations techniques majeures. Outre une mise à niveau environnementale alignée sur les normes européennes, Sonatrach a entamé des partenariats avec le Politecnico di Torino pour introduire des technologies de captage de carbone, illustrant une volonté d’inscrire cette infrastructure dans la transition énergétique européenne. L’adéquation technologique du site avec le pétrole saharien léger algérien permet également un raffinage direct sans lourds investissements de conversion. Enfin, en période de fermeture ou de sous-capacité des raffineries nationales (Skikda, Hassi Messaoud), Augusta a permis de réduire une facture d’importation de carburants qui atteignait 2,5 milliards de dollars en 2017.

Ce que l’opération Augusta révèle vraiment

L’hostilité médiatique disproportionnée contre Augusta tranche avec le silence assourdissant entourant d’autres opérations autrement plus lourdes de conséquences pour l’économie nationale. Depuis plusieurs années, des pans entiers du sous-sol algérien sont concédés à des opérateurs étrangers – souvent chinois, émiratis ou turcs – dans des conditions opaques : fer à Gara Djebilet, phosphate à Tébessa, zinc à Oued Amizour, terres rares dans le Hoggar. Aucun de ces projets n’a suscité un débat national, encore moins de critiques virulentes de la presse dite « économique ». Pourquoi tant de bruit pour une raffinerie stratégique achetée par l’État, et tant de silence pour des ressources brutes livrées sans transformation locale ?

La réponse est politique. Ce qui dérange dans Augusta, ce n’est ni son coût, ni son ancienneté. Ce qui dérange, c’est qu’elle incarne une tentative de structuration industrielle indépendante, échappant à la logique de rente brute qui fonde l’équilibre du régime. En s’équipant d’un outil logistique en Europe, Sonatrach rompt avec le modèle colonial inversé consistant à exporter la matière première et importer les produits finis. Elle amorce une logique d’intégration verticale, de création de valeur ajoutée, et de projection commerciale maîtrisée. Cette dynamique, si elle venait à se généraliser, ferait émerger une nouvelle culture économique — fondée sur la compétence, l’innovation et la transformation — aux antipodes de l’économie de prédation entretenue par la caste au pouvoir.

Industrialisation, classe moyenne et peur de l’émancipation

Le lien entre valorisation industrielle et transformation politique n’est pas anodin. L’histoire économique mondiale montre que le développement de filières productives nationales conduit à l’émergence d’une classe moyenne éduquée, disposant d’un pouvoir d’achat et d’un horizon de mobilité sociale. Cette classe moyenne, en quête de droits, de transparence et de participation politique, devient tôt ou tard un acteur de changement. L’exemple des « Tigres asiatiques », de l’Amérique latine post-industrielle ou même de la Turquie pré-erdoganienne le démontre : l’industrialisation mène à la citoyenneté.

C’est précisément ce que redoute la caste militariste algérienne. Tant que l’économie repose sur la rente extractive, elle reste administrable à coups de subventions, de clientélisme et de répression ponctuelle. Mais dès qu’un projet industriel déploie ses effets socio-économiques, il devient politiquement menaçant. Il génère des emplois qualifiés, exige une gouvernance moderne, stimule la formation et suscite des attentes nouvelles. L’opération Augusta, si elle s’inscrit dans une stratégie nationale plus vaste, aurait pu jouer ce rôle de déclencheur. Elle aurait pu annoncer une bascule vers une économie d’ingénierie et non plus de tuyaux. C’est précisément ce que l’establishment militaire refuse : une Algérie qui ne serait plus une rente à gérer, mais une société à écouter.

Conclusion : Augusta ou le syndrome de la peur du progrès

En définitive, la polémique autour d’Augusta ne doit pas être lue comme un simple désaccord technique sur la vétusté d’un site industriel. Elle révèle un clivage fondamental : l’Algérie productive fait peur à l’Algérie rentière. Ce n’est pas le raffinage qui dérange, mais ce qu’il représente — un embryon d’autonomie économique, de modernité industrielle et, potentiellement, de maturité politique. Dans ce pays, l’intelligence technologique est suspecte, l’investissement stratégique est criminalisé, et le projet d’émancipation économique est perçu comme une trahison.

Tant que les initiatives industrielles seront perçues comme des menaces au lieu d’être encouragées, tant que la création de valeur sera tenue en laisse par ceux qui vivent de la rente, aucune réforme ne pourra faire émerger une économie libre, ni une société libre. Augusta, à ce titre, n’est pas un échec : c’est un avertissement.

Khaled Boulaziz