Gaza n’est plus une ville. Ce n’est plus un territoire. Ce n’est plus une guerre. C’est une dévastation méthodique, un effacement en direct. Depuis octobre 2023, plus de 60 000 Palestiniens ont été tués dans ce qui est désormais la plus longue et la plus destructrice offensive militaire israélienne depuis la Nakba. Hôpitaux, écoles, camps de réfugiés, universités, silos à grain, stations d’épuration, mosquées, églises, maternités : tout est visé. Rien n’est épargné.
Plus de 100 000 blessés, la plupart privés de soins. Près de 2,1 millions de déplacés, c’est-à-dire presque toute la population, entassée dans des tentes ou piégée entre les ruines, sans eau, sans nourriture, sans médicament, sans abri. Les enfants meurent de faim. Les femmes accouchent à même le sable. Les ambulances n’arrivent plus. Les morgues débordent.
Et pourtant : le monde regarde. Et se tait.
Le silence des puissants, l’agonie des faibles
Cette tragédie n’est pas un accident. Ce n’est pas une bavure. Ce n’est pas une réponse proportionnée. C’est une entreprise d’écrasement absolu, d’une brutalité assumée, couverte par les plus puissants et tolérée par les plus lâches.
Washington soutient sans faillir : aide militaire, diplomatique, technologique. Le veto américain au Conseil de sécurité est devenu la signature d’un nihilisme stratégique : tant que l’État israélien le réclame, rien ne sera stoppé. L’Europe, elle, étale son impuissance et son hypocrisie : déclarations molles, condamnations abstraites, appels à la « retenue » pendant que les bombes pleuvent sur les écoliers.
Les Nations unies documentent les crimes, mais ne peuvent rien imposer. Le droit international, vidé de toute force contraignante, est devenu une rhétorique creuse. Pendant ce temps, Gaza meurt, jour après jour, quartier par quartier, dans une sidération planétaire.
L’ombre nucléaire de l’option Samson : le chantage au feu total
Pourquoi cette paralysie ? Pourquoi ce silence assourdissant ? Parce que derrière cette impunité militaire se profile une menace bien plus grande : l’option Samson.
Doctrine stratégique non officielle d’Israël, elle postule que si l’existence même de l’État est menacée, l’usage de l’arme nucléaire est légitime — même contre des cibles civiles, même contre des capitales étrangères.
Ce scénario, longtemps tabou, est aujourd’hui évoqué à demi-mot par des responsables israéliens de premier plan, membres d’un gouvernement ultranationaliste et messianique. En juin 2024, un ministre déclara : « Si nous devons tomber, nous ne tomberons pas seuls. » Cette phrase, reprise dans les médias israéliens, est un signal glacial envoyé au reste du monde : n’essayez pas de nous arrêter. Ou nous entraînerons tout le monde dans la chute.
Ce chantage nucléaire, à peine dissimulé, a produit son effet. Aucune grande puissance n’ose imposer de ligne rouge. Aucune armée internationale ne vient protéger les civils. Aucun embargo. Aucune zone humanitaire protégée. Rien. Seulement l’attente d’une fin hypothétique — ou d’un effondrement complet.
Les régimes arabes, complices par peur de leur propre peuple
Et les pays arabes ? Ils parlent bas, très bas. Ils se taisent, ou bien balbutient des communiqués sans consistance. Ils observent Gaza sombrer dans le sang — et ils font taire leurs peuples.
Car le silence officiel dissimule une peur viscérale : celle que Gaza devienne le point de rupture, l’étincelle qui embrase les rues arabes. Les dictatures le savent : la Palestine reste la boussole morale des peuples. Chaque bombe sur Rafah ravive la honte d’un monde arabe domestiqué, chaque cadavre d’enfant sous les décombres rappelle aux masses ce qu’on leur a volé — la dignité, la souveraineté, la solidarité.
Alors on interdit les marches. On enferme les voix. On surveille les mosquées. On coupe les réseaux. On musèle les cœurs. L’Égypte verrouille Rafah. La Jordanie contrôle les foules. L’Arabie saoudite marchande sa normalisation. Le Maroc poursuit ses affaires. Les Émirats signent des contrats. Gaza crie, mais les régimes arabes redoutent plus la colère de leur propre peuple que le jugement de l’histoire.
Une impasse éthique : la fin du droit, le règne de la force
Ce qui meurt à Gaza, ce n’est pas seulement une population. C’est l’idée même d’un monde fondé sur des lois, sur des principes, sur une justice universelle. Ce sont les conventions de Genève, les traités, les pactes, les espoirs forgés après Auschwitz, après Hiroshima, après Srebrenica. Ce sont les illusions que les puissants ont entretenues pour masquer la réalité : qu’en dernière instance, le droit ne s’applique qu’aux faibles.
Gaza est devenue le miroir brûlant d’un monde cynique, où l’ordre repose non sur la morale, mais sur la dissuasion nucléaire, les alliances stratégiques, les intérêts énergétiques et les récits dominants. Israël peut tout se permettre — car il sait que personne ne l’arrêtera. Car il peut, en dernier recours, menacer le monde d’un suicide nucléaire collectif.
Briser le sortilège ou s’enfoncer dans la nuit
L’option Samson n’est pas seulement une hypothèse militaire. C’est une doctrine d’impunité totale. Elle dit ceci : si vous nous forcez à respecter le droit, nous détruirons ce droit avec vous. Si vous osez nous juger, nous briserons le juge. Si vous tentez de nous contenir, nous ferons exploser la cage.
Et le monde recule. Les puissants détournent les yeux. Les régimes arabes se cachent. Les diplomates éludent. Les peuples, eux, commencent à comprendre : qu’ils sont seuls. Que rien ne viendra d’en haut. Que la justice ne descendra plus des hémicycles. Qu’il faudra hurler, marcher, boycotter, désobéir, reconstruire des solidarités à partir du sol, des ruines, de la rage.
Gaza est un cri. Un cri que les bombes ne peuvent faire taire. Un cri que les peuples entendront plus longtemps que les États. Un cri qui, un jour, renversera la peur.
Khaled Boulaziz