Il fallait bien un Duclert. Un spécialiste des rapports lissés, des vérités différées, des crimes passés au tamis de la bureaucratie savante. Historien attitré de l’affaire Dreyfus, il a fait de cette vieille pseudo-injustice son fonds de commerce – une éthique en conserve, une indignation à retardement.
Et le voilà qui, dans Le Monde, temple du scepticisme distingué, nous sermonne : qualifier de génocide le massacre de Gaza serait « contre-productif ». Contre-productif ? Les bombes labourent les chairs, les mères hurlent sous les décombres, les hopitaux s’effondrent sur leurs patients, et lui, Duclert, s’inquiète des performances sémantiques. Il fallait le faire. (1)
Il l’a fait. Selon lui, il faut se méfier des mots qui brûlent, des émotions qui dérangent, de cette nausée qui nous prend après trente secondes d’images en provenance de l’enclave. Patientons, nous dit-il. Attendons l’heure propice, le moment juridiquement irréprochable – celui où les cadavres auront assez pourri pour être analysables. Où l’intention génocidaire, pourtant clamée à chaque discours, devra être certifiée par trois notaires et un comité d’experts.
Gaza est trop chaude, trop crue, trop immédiate pour ses standards d’historien notarié. Pour lui, l’Histoire ne s’écrit qu’une fois les cris éteints, les preuves empoussiérées, les bourreaux retraités. Il lui faut cinquante ans de recul – le temps que les survivants meurent, que les témoins se taisent, que la mémoire se plie aux cases prévues. En attendant, que les bombes fassent leur œuvre.
Pourtant, sous nos yeux, se déroule le premier génocide en streaming. Des familles entières réduites en cendres, des écoles pulvérisées, des enfants arrachés membre par membre – tandis que les dirigeants israéliens vocifèrent leur projet : « anéantissement », « nettoyage », « animaux à exterminer ». Pas besoin d’exégèse. Juste d’yeux, d’oreilles, d’un minimum de courage. Mais Duclert, lui, ergote. Son doute est une arme de distraction massive : il ne frappe jamais du côté des puissants.
Spécialiste de Dreyfus, il exige, pour Gaza, un bordereau contemporain. Les déclarations sanguinaires ? Les corps éventrés ? Les vidéos de soldats riant devant des charniers ? Circulez, rien à voir. Seul compte le verdict des tribunaux – ceux-là mêmes qui, depuis des mois, regardent ailleurs. Et pendant que lui chipote sur la crédibilité du droit international, les bulldozers israéliens creusent des fosses communes.
Ce n’est pas une tribune, c’est un exercice de funambulisme moral. Une tentative pathétique de réserver le mot génocide aux tragédies convenables – celles qui ont l’élégance de se terminer avant qu’on en parle. Comme si nommer l’horreur la dévaluait. Comme si les mots devaient rester purs, même souillés de sang. Gaza, dans ce récit, n’est plus un charnier : c’est un débat sémantique.
Il fallait Le Monde pour servir ce sophisme. Ce journal qui, depuis des mois, noie le crime dans la « complexité », la « réciprocité », la « mesure ». Bientôt, on y décrira les enfants calcinés comme des dommages collatéraux d’une gestion urbaine tendue.
Non, nous serine Duclert, il faut prendre le temps. Le temps que les fosses refroidissent, que les preuves s’alignent, que l’Histoire – sa version aseptisée – puisse officiellement commencer. Pas de précipitation. Pas de mots trop vrais. Surtout pas maintenant, alors que les victimes respirent encore.
Ce qu’il défend, ce n’est pas la rigueur. C’est le confort de celui qui jauge les massacres à distance, du haut de sa chaire. Gaza le dérange : trop bruyant, trop documenté, trop actuel. Il préfère les génocides en noir et blanc, ceux qu’on commémore sans culpabilité. Les autres ? À classer. À attendre. À dépassionner.
Sa tribune est un manuel de lâcheté académique. Une chorégraphie de faux-semblants où l’on discute procédure mais jamais les entrailles à vif. On y invoque le droit, jamais les droits des mourants. La prudence, jamais l’urgence.
Mais un génocide, Duclert, ce n’est pas une dissertation à corriger dans cinquante ans. C’est ce qui se passe là, maintenant, minute après minute, sous les caméras et les déclarations triomphantes. Il ne manque rien – sauf votre honnêteté. Et ce silence, travesti en sagesse, est une trahison de l’Histoire.
Le doute, ici, n’est pas une méthode. C’est un crime.
Khaled Boulaziz
(1) https://www.lemonde.fr/idees/article/2025/06/11/vincent-duclert-historien-la-focalisation-sur-l-occurrence-d-un-genocide-a-gaza-est-contre-productive_6612121_3232.html