Le Pakistan et l’Inde sont en guerre — pour une énième fois. Une guerre de frontières, de mémoire, de blessures jamais cautérisées. À l’origine : une partition sanglante, une promesse d’indépendance mutilée, un Cachemire abandonné à la douleur. Dans cet entrelacs de haine et de silence, nous proposons un dialogue d’outre-tombe. Deux figures reviennent — non pour justifier, mais pour témoigner.
Gandhi (1) et Jinnah (2), réunis dans une vallée spectrale, là où le sang n’a plus de nation.
Une vallée de Cachemire enneigée, mais le blanc est souillé par des filets de sang qui serpentent entre les pierres. Le ciel est noir de cendres. Des minarets brisés côtoient des temples en ruine. Un vent lugubre fait vibrer les drapeaux déchirés des deux nations. Deux ombres apparaissent lentement, l’une drapée de coton blanc, l’autre de laine sombre et soie noire. Gandhi et Jinnah se font face, entre les ruines d’un pont détruit.
Gandhi (penché sur une pierre tombale, les doigts effleurant la neige rouge)
Vois ce que nous avons laissé derrière nous, Jinnah. Une terre qui prie avec la gorge ouverte, et des enfants qui naissent déjà orphelins de paix. C’est là, entre ces montagnes, que le silence aurait dû régner. Et nous avons semé le cri.
Jinnah (debout, raide, une cigarette éteinte aux lèvres, le regard glacé)
Non, Gandhi. Ce n’est pas nous. Ce sont les Anglais qui ont laissé ce fléau. Ce sont tes rêves d’unité spirituelle qui ont nié la peur des miens. Moi, j’ai voulu une maison pour ceux qui tremblaient dans la tienne.
Gandhi (se lève lentement, regarde autour comme un berger sans troupeau)
Et à vouloir une maison, tu as brisé le monde. Tu as donné au colonisateur son triomphe posthume : un peuple divisé, un fleuve de sang entre frères. L’indépendance n’a pas été une naissance, mais une dissection.
Jinnah (marche dans la neige, les pas craquent comme des os)
Tu parles comme un poète, pas comme un stratège. Mes musulmans étaient tués à Calcutta, violés à Delhi, exclus à Bombay. Fallait-il leur tendre encore la joue ? J’ai offert une nation, toi une parabole.
Gandhi (s’approche, pose sa paume ouverte sur le torse de Jinnah, sans force, comme une prière sans attente)
Tu n’as pas offert une nation. Tu as offert une frontière. Et depuis, elle saigne. La Cachemire n’a pas choisi son camp — et elle est devenue le champ. Le champ de tous les massacres futurs.
Jinnah (recul brusquement, comme brûlé par ce geste)
Et toi, tu t’es fait martyr trop tôt. Tu nous as abandonnés à Nehru, à Patel, à leur laïcité de façade. La guerre d’aujourd’hui est née de cette hypocrisie. Le Cachemire fut annexé, non écouté.
Gandhi (hoche la tête lentement, ferme les yeux, comme pour écouter un chant funèbre intérieur)
Oui, je suis parti trop tôt. Peut-être fallait-il mourir deux fois. Mais dis-moi, toi qui vois aujourd’hui la ligne de contrôle devenir une ligne de condamnation : que vois-tu dans cette guerre ? Un sens ? Une justice ?
Jinnah (regarde l’horizon où des éclairs rouges jaillissent entre les montagnes)
Je vois deux États sans boussole. Deux cadavres rivaux animés par des missiles. Le Pakistan a trahi ma vision ; l’Inde a renié la tienne. Et entre les deux, le Cachemire prie dans toutes les langues, et meurt dans toutes les directions.
Gandhi (s’agenouille lentement dans la neige, les mains jointes, mais tournées vers la terre, non le ciel)
Alors que reste-t-il de nous ? De nos combats, de nos vœux, de nos jeûnes ? Si les morts n’apaisent pas les vivants, devons-nous hurler à nouveau ?
Jinnah (s’assoit sur un rocher noirci, le regard dans le vide)
Nous devons témoigner. De cette division qu’on nous attribue, mais qu’on nous a soufflée à l’oreille. De ce mensonge colonial qui a fait croire que l’identité ne pouvait qu’exclure, jamais cohabiter.
Gandhi (relève la tête vers le ciel d’encre)
Ils ont volé l’Empire, et nous leur avons légué la carte. Nous avons combattu le lion, mais nous avons dessiné ses griffes sur notre propre chair. Et maintenant, le Cachemire est ce parchemin lacéré.
Jinnah (presque en murmurant)
J’ai voulu la paix. Mais ma paix était armée. La tienne était désarmée. Elles sont mortes ensemble.
Gandhi (sourit tristement, ramasse une poignée de neige qu’il laisse fondre dans ses paumes)
La mienne n’a jamais tiré. La tienne n’a jamais pardonné. Elles se sont croisées sans jamais se reconnaître. Et pendant ce temps, les enfants apprennent à haïr avant de savoir lire.
Jinnah (geste vif de colère, jette sa cigarette invisible dans le néant)
Et aujourd’hui, ils me maudissent ! Ils disent que je suis l’architecte du sang, que j’ai fait du Pakistan un sanctuaire pour les généraux. Et toi, ils t’idolâtrent — mais ils tuent en ton nom.
Gandhi (se lève, redresse son dos courbé, voix calme mais tranchante)
Alors disons-le ensemble : nous n’avons pas été des prophètes. Nous avons été des hommes. Et les hommes, parfois, font des fautes en croyant bien faire. Mais cette guerre, celle d’aujourd’hui, n’est plus la nôtre. Elle est la leur.
Jinnah (debout à son tour, droit comme une stèle)
Alors marchons dans cette vallée. Non pour les juger, mais pour leur parler. Peut-être qu’ils entendront encore nos pas dans les cendres, nos voix dans les cris. Peut-être.
Gandhi (tend sa main — enfin — vers Jinnah, geste fragile, décisif)
Un musulman. Un hindou. Deux cadavres en paix. Ce serait déjà un miracle que les vivants n’ont pas su produire.
Jinnah (saisit la main, l’ombre d’un sourire brise son visage de pierre)
Allons. Marchons. Et que notre silence devienne leur honte. Ou leur pardon.
Khaled Boulaziz