Introduction – La révolution comme fait total
La révolution algérienne (1954–1962) demeure l’un des événements politiques les plus marquants du XXe siècle. Généralement appréhendée sous l’angle militaire ou diplomatique, elle mérite une lecture anthropologique, c’est-à-dire une analyse de la manière dont elle a transformé les structures symboliques, les corps, les imaginaires et les rapports sociaux. Ce soulèvement populaire, porté par une pluralité d’acteurs issus des milieux ruraux, urbains, intellectuels et religieux, a été un moment de rupture radicale avec l’ordre colonial, une réinvention de la dignité collective à travers la violence, le sacrifice et le mythe.
Cependant, cette révolution, née d’une volonté d’émancipation totale, a paradoxalement conduit à la formation d’un pouvoir militaire centralisé, opaque et autoritaire. L’objectif de cet article est d’examiner comment le surgissement révolutionnaire, dans sa dynamique corporelle, rituelle et communautaire, a été progressivement capté et restructuré par une élite militaire qui, dès l’indépendance, s’est imposée comme le nouveau sujet souverain. En retraçant cette trajectoire, nous tenterons de comprendre l’anthropologie d’un passage : celui de l’insurrection populaire au monopole militaire.
Le corps insurgé : chair sacrée de la révolution
La domination coloniale française en Algérie s’est inscrite dans les corps. L’humiliation, la dépossession, la marginalisation, la faim et l’enfermement ont produit un être colonisé marqué dans sa chair. La révolution fut d’abord une libération du corps, un geste de réappropriation symbolique : porter les armes, marcher la nuit dans les djebels, survivre aux tortures, donner sa vie. Chaque corps insurgé devenait ainsi un signe, un totem vivant, un acteur d’une liturgie révolutionnaire.
La lutte armée ne fut pas seulement stratégique ; elle fut vécue comme une réhabilitation existentielle. Le combattant du FLN/ALN n’était pas un simple soldat : il était perçu comme un être élu, dépositaire d’un ordre nouveau. À travers le moudjahid se construisait un nouveau récit de l’héroïsme algérien, fondé sur la souffrance, la clandestinité, la solidarité, mais aussi sur une masculinité virile, guerrière et parfois sacrificielle.
L’institution militaire dans la matrice révolutionnaire
Dès les premières années de la guerre, une tension émerge entre les dimensions civiles et militaires de la révolution. Si le FLN se voulait une force politique d’unification nationale, l’ALN — bras armé du mouvement — en est rapidement venue à dominer les processus de décision. La guerre a renforcé la centralité de la violence organisée, de la discipline hiérarchique et du secret. L’armée, en tant qu’institution, a structuré non seulement l’action militaire, mais aussi les imaginaires de légitimité.
Cette militarisation progressive s’est accompagnée d’une marginalisation des voix civiles, y compris celles issues des mouvements syndicaux, estudiantins, ou féminins, qui avaient pourtant joué un rôle moteur dans la contestation coloniale. En imposant une logique de commandement et d’unité militaire, l’ALN a aussi amorcé une transformation de la révolution en appareil.
1962 : L’indépendance confisquée
Le tournant de 1962 constitue un moment clé dans l’histoire de la confiscation de la révolution. Le cessez-le-feu signé en mars, puis les accords d’Évian, ouvrent théoriquement la voie à la souveraineté populaire. Pourtant, dès l’indépendance proclamée, un conflit éclate entre les différentes factions du FLN et de l’ALN. Le « Groupe d’Oujda », dirigé par Houari Boumédiène, et allié à Ahmed Ben Bella, prend le dessus en s’emparant militairement d’Alger.
Ce coup de force militaire entérine la primauté de l’armée sur le champ politique. L’Assemblée nationale constituante, élue en 1962, est reléguée à un rôle secondaire. Le projet de démocratie révolutionnaire porté par certains militants du FLN est écrasé par la centralisation autoritaire. Le pouvoir militaire n’est plus un outil de libération : il devient le cœur du nouvel État.
L’État postcolonial et la matrice militaire
Depuis 1962, l’Algérie a été gouvernée, de manière directe ou indirecte, par une caste politico-militaire issue des rangs de l’ALN ou liée à ses réseaux. Cette mainmise s’est institutionnalisée à travers plusieurs mécanismes : contrôle de la présidence, surveillance du champ médiatique, imbrication de l’armée dans les structures économiques (Sonatrach, BTP, importations), et surtout gestion sécuritaire du social.
Le pouvoir militaire s’est présenté comme l’héritier légitime de la révolution. Cette légitimité s’est construite non pas sur une participation populaire continue, mais sur le monopole du récit historique : celui des martyrs, des batailles, des sacrifices. Ainsi, la révolution devient un mythe d’État, une mémoire close et instrumentalisée, mobilisée pour délégitimer toute contestation.
Cette logique atteint son apogée dans les années 1990, durant la guerre civile : l’armée, en prétendant sauver la République, impose un état d’exception permanent. Les acteurs civils sont réduits à l’obéissance, et la population, jadis sujet de l’histoire, devient objet d’une surveillance généralisée.
Anthropologie d’une dépossession
Ce que révèle cette trajectoire, c’est une transformation anthropologique inverse à celle enclenchée en 1954. Si la révolution avait redonné corps, voix et dignité aux damnés de la terre, l’État militaire post-révolutionnaire a peu à peu vidé ces acquis de leur contenu subversif. Le corps insurgé est devenu corps soumis. Le peuple souverain est devenu spectateur d’une démocratie rituelle, sans substance.
Le rituel du 1er novembre, les discours martiaux, les uniformes omniprésents, les hommages aux martyrs forment une liturgie d’État qui mime la révolution tout en l’ayant trahie. On commémore pour oublier. On sanctifie les morts pour faire taire les vivants.
L’armée, en s’érigeant en garante de la révolution, a construit un système politique où toute critique devient trahison, où l’histoire devient justification, où l’avenir est bloqué par la permanence des structures de domination.
Pour une anthropologie critique du pouvoir révolutionnaire
L’anthropologie de la révolution algérienne ne peut s’arrêter au moment de l’indépendance. Elle doit penser les mutations du pouvoir, les détournements du mythe, les confiscations du corps collectif. Comprendre comment une révolution qui portait l’espoir d’une libération totale — politique, sociale, symbolique — a pu générer un régime fondé sur la verticalité militaire, le contrôle sécuritaire et la dévitalisation de la participation citoyenne.
La tâche critique est double : il faut déconstruire le récit mythologique de la révolution sans en nier la grandeur, et affronter les effets pathologiques de son détournement. C’est seulement à ce prix que l’on pourra rouvrir le chantier d’une souveraineté populaire réelle, fondée non sur la mémoire instrumentalisée des armes, mais sur la parole, le droit, et la dignité retrouvée des citoyens.
Khaled Boulaziz