Le concept d’État profond désigne une structure de pouvoir occulte composée d’acteurs influents au sein des institutions étatiques (armée, services de renseignement, police, justice, haute administration) qui agissent en coulisses pour orienter les décisions politiques, indépendamment des gouvernements élus. Cette élite bureaucratique et sécuritaire, souvent en alliance avec des intérêts économiques, financiers ou étrangers, fonctionne comme un véritable centre de pouvoir parallèle, limitant l’exercice de la démocratie et empêchant toute remise en cause de l’ordre établi.
L’État profond repose sur des mécanismes de contrôle invisibles : la manipulation des processus décisionnels, l’influence sur les médias et l’opinion publique, ainsi que l’élimination des opposants politiques, parfois par la répression ou la violence d’État. Son objectif principal est la préservation du pouvoir et de ses intérêts, au détriment de la souveraineté populaire.
Si le terme est souvent associé à des théories du complot, il existe des cas avérés où des réseaux bureaucratiques et militaires ont façonné durablement la gouvernance d’un pays, comme en Turquie, en Égypte, en Algérie ou encore aux États-Unis à travers l’influence du complexe militaro-industriel.
L’État profond algérien
L’État profond algérien trouve ses racines dans la guerre de libération et plus précisément dans le Ministère de l’Armement et des Liaisons Générales (MALG), dirigé par Abdelhafid Boussouf. Cette structure, qui constituait le service de renseignement du Front de Libération Nationale (FLN) durant la guerre, forma une élite militaire et sécuritaire qui allait, après l’indépendance, s’arroger le monopole du pouvoir. Les hommes du MALG, surnommés les « Boussouf boys », furent les véritables architectes du nouvel État algérien. En éliminant le Gouvernement Provisoire de la République Algérienne (GPRA) en 1962, ils mirent en place un régime où l’armée et les services de renseignement devinrent les acteurs centraux du pouvoir.
Dès lors, une caste militaro-sécuritaire s’imposa, façonnant le destin du pays bien au-delà des institutions civiles officielles. Si certains, comme Boussouf lui-même, furent rapidement écartés, leurs héritiers politiques et institutionnels continuèrent d’occuper les hautes sphères du pouvoir. Cette structuration permit à l’armée et aux services de renseignement d’assurer une emprise durable sur l’État, instaurant une gouvernance opaque et autoritaire qui perdure encore aujourd’hui. Comme dans d’autres États profonds, la structure de pouvoir algérienne a recours à la répression, au clientélisme économique et à une rhétorique nationaliste pour préserver sa domination tout en marginalisant la direction civile. Il est impératif d’examiner l’État profond algérien à travers le prisme de l’inertie bureaucratique, de l’influence militaro-industrielle et de l’auto-préservation des élites, démontrant comment une caste dirigeante a détourné le destin de la nation depuis plus de six décennies.
La Prise de pouvoir par l’armée en 1962
Au cœur de l’État profond algérien réside le coup d’État qui a effectivement écarté le GPRA et établi la domination de l’Armée de Libération Nationale (ALN) sous la direction de Houari Boumédiène. Alors que la lutte de libération était présentée comme un mouvement révolutionnaire contre l’oppression coloniale, l’indépendance n’a pas apporté l’autonomie démocratique espérée par beaucoup. Au lieu de cela, le pouvoir a été confisqué par une élite militaire qui se considère comme la seule garante légitime de la révolution.
La faction de Boumédiène, soutenue par des figures influentes de l’ALN et des anciens du MALG, a démantelé toute concurrence politique, assurant que la domination militaire devienne le fondement de l’État. Depuis lors, la présidence a été largement occupée par des figures issues de l’armée ou étroitement liées à elle, renforçant une structure où la gouvernance civile reste subordonnée aux véritables détenteurs du pouvoir au sein de l’appareil sécuritaire.
Inertie bureaucratique et persistance du pouvoir militaire
L’un des traits caractéristiques de l’État profond algérien est son inertie bureaucratique. Les institutions du pays ne sont pas conçues pour permettre des réformes politiques, mais plutôt pour maintenir un système rigide et auto-reproducteur sous supervision militaire. Des services de renseignement à la justice, les principales structures de l’État fonctionnent de manière à prioriser la survie du régime au détriment de la responsabilité démocratique.
L’agence de renseignement militaire (le Département du Renseignement et de la Sécurité, ou DRS), longtemps la force obscure derrière l’État algérien, illustre cet enracinement bureaucratique. Bien que nominalement restructurée en 2015, l’appareil de renseignement de l’État profond continue de contrôler le discours politique, les médias et les mouvements d’opposition. Des générations d’élites affiliées à l’armée se sont enracinées dans les structures de l’État, garantissant une continuité même lorsque les dirigeants civils sont remplacés.
Les fondements économiques de l’État profond Algérien
Un autre pilier de l’État profond algérien est son contrôle sur l’économie, notamment à travers le complexe militaro-industriel et les revenus des hydrocarbures. La société nationale des hydrocarbures, Sonatrach, a longtemps été un instrument clé de domination économique, permettant à l’armée d’extraire des rentes et d’allouer des ressources pour maintenir ses réseaux de clientélisme. L’économie nationale fonctionne comme une extension du pouvoir de la caste dirigeante, avec des élites militaires contrôlant les secteurs clés et empêchant toute libéralisation économique réelle.
Contrairement à d’autres pays en développement qui ont évolué vers des économies diversifiées, l’Algérie reste fortement dépendante des hydrocarbures, une situation qui profite aux élites dirigeantes. Les revenus pétroliers permettent au régime de coopter les mouvements d’opposition, de financer les forces de sécurité et de maintenir l’illusion de stabilité économique sans véritables réformes. Les crises économiques périodiques, telles que celles provoquées par la fluctuation des prix du pétrole, ne font que renforcer l’emprise de l’État profond en justifiant un contrôle autoritaire accru sous prétexte de préserver la stabilité nationale.
L’instrumentalisation du nationalisme et du mythe révolutionnaire
L’État profond algérien a brillamment instrumentalisé la rhétorique nationaliste et l’héritage de la guerre d’indépendance pour justifier sa mainmise sur le pouvoir. Le régime se présente comme le protecteur de la souveraineté nationale, assimilant toute contestation à une menace contre les idéaux révolutionnaires de 1962. Ce cadre idéologique est utilisé pour délégitimer les voix dissidentes, qu’elles émanent de partis politiques, de la société civile ou de la diaspora.
L’emprise de l’État profond et son Jeu d’alliances
L’État profond en Algérie n’est pas une entité isolée, mais une structure en interaction constante avec d’autres États profonds, cherchant avant tout à garantir sa survie. En entretenant des relations complexes avec les appareils sécuritaires d’autres pays, il assure une stabilité relative qui lui permet de se maintenir en place. Que ce soit à travers des accords militaires, des partenariats économiques dissimulés ou des négociations diplomatiques en coulisses, la caste militaro-sécuritaire algérienne sait jongler entre alliances stratégiques et rapports de force pour préserver son hégémonie.
Sa principale motivation reste la consolidation de son pouvoir interne, car pour elle, l’Algérie n’est pas un État à gouverner, mais un butin de guerre issu de la lutte de libération. Cette mentalité de prédation justifie son accaparement des richesses nationales, son contrôle sur les institutions et sa répression contre toute velléité démocratique.
Tant que l’État profond percevra l’Algérie comme un territoire conquis, il poursuivra sa stratégie d’auto-préservation, s’adaptant aux nouvelles réalités géopolitiques sans jamais renoncer à son emprise sur le pays.
Khaled Boulaziz