Introduction
Cet article explore la violence perpétrée lors de la conquête française de l’Algérie, en mettant l’accent sur la souffrance des victimes algériennes et les tentatives de l’État colonial de supprimer la connaissance de ces atrocités. L’étude se concentre sur « l’enfumade du Dahra » en 1845, un massacre au cours duquel des centaines d’Algériens ont été asphyxiés dans des grottes. Il est tout à clair que la répression coloniale visait non seulement à annihiler la résistance, mais aussi à effacer la mémoire collective des Algériens, afin que leur souffrance demeure ignorée des récits historiques.
La nouvelle violence de la guerre coloniale
Dans les années 1840, après une décennie de conflit, la France a adopté une politique de « l’occupation complète » sous la direction du général Bugeaud. Cette stratégie reposait sur les razzias — des attaques systématiques visant à démanteler les structures sociales algériennes. Ces opérations ciblaient la solidarité tribale par des tactiques de terreur, notamment des exécutions sommaires, des enlèvements et des violences sexuelles. La conquête ne visait pas seulement la domination territoriale, mais la destruction même du tissu social algérien.
Ce contexte explique le soulèvement généralisé de 1845 dans le Dahra, dirigé par Boumaza, un jeune leader qui a surpris les forces françaises. Bugeaud a réagi en ordonnant une répression extrême, instruisant ses officiers d’agir « sans pitié ». C’est dans ce cadre qu’émergèrent les enfumades, une nouvelle forme de massacre.
Les Enfumades : une nouvelle forme de massacre
L’un des épisodes les plus infâmes de la conquête française fut l’enfumade de la tribu des Ouled Riah dans le Dahra en juin 1845. Suivant les ordres de Bugeaud de « fumer les renards hors de leurs terriers », le colonel Pélissier piégea plus de 800 hommes, femmes et enfants dans une grotte, puis y mit le feu, les asphyxiant. Ce ne fut pas un acte isolé. Des tueries similaires eurent lieu à travers l’Algérie, les commandants étant persuadés que la terreur pacifierait la population.
L’« affaire du Dahra » provoqua un scandale en France et à l’étranger. Certains hommes politiques français la dénoncèrent comme un « meurtre prémédité », tandis que le Times qualifia Pélissier de « monstre » ayant déshonoré son pays. Toutefois, l’indignation portait davantage sur la publicité de l’événement que sur sa moralité. Bugeaud lui-même déplora l’erreur de Pélissier — non pas le massacre, mais le fait que son rapport détaillé ait révélé son horreur. Les futurs officiers tirèrent une leçon de cet épisode et prirent plus de précautions pour dissimuler leurs crimes.

En effet, deux mois plus tard, le général Saint-Arnaud réalisa une enfumade similaire, tuant 500 civils tout en veillant à ce qu’aucun rapport ne fuite. Sa correspondance privée révèle une prise de conscience glaciale de ses actes : « Dans un rapport confidentiel, j’ai tout raconté au maréchal, mais simplement, sans le langage ni les images de l’horreur. » Ces massacres faisaient partie d’une stratégie coloniale plus large visant à exterminer la résistance tout en cachant l’ampleur réelle des violences.
La dissimulation de l’histoire et l’amnésie historique
Le déni des massacres
L’État français a activement supprimé la connaissance des atrocités coloniales. Les autorités craignaient qu’une prise de conscience publique de la cruauté de l’armée ne compromette le soutien à la conquête. Ainsi, le ministère de la Guerre ordonna à Bugeaud d’occulter les tactiques de guerre non conventionnelles susceptibles de « provoquer la colère » de la population. Les rapports furent lourdement censurés, omettant les détails sur les exécutions, la torture et les destructions.
La dissimulation des pertes humaines
Les archives militaires omettaient fréquemment ou minimisaient les décès indigènes. Les rapports documentaient avec précision la destruction des villages et la confiscation des biens, mais restaient silencieux sur les pertes civiles. Lorsqu’ils étaient mentionnés, les chiffres étaient souvent délibérément sous-estimés, comme dans l’expédition du colonel Gentil en 1843, où un chiffre officiel de 150 morts fut ultérieurement corrigé à 600 dans une note en marge.
Blâmer les auxiliaires arabes pour les crimes de guerre
Une autre stratégie consistait à attribuer les atrocités aux auxiliaires arabes servant dans l’armée française. Cette narration présentait les troupes algériennes comme intrinsèquement cruelles, exonérant ainsi les officiers français de toute responsabilité. En réalité, la violence coloniale était systématique et ordonnée depuis les plus hauts échelons du commandement.
L’absence de la victime et de son point de vue
L’aspect le plus tragique de cette histoire est l’effacement des voix algériennes. Hormis quelques témoignages, comme ceux de Hamdan Khodja et de chefs tribaux, la perspective des victimes reste largement absente. Même les traditions orales ont été perdues en raison de la censure française. Bugeaud ordonna la suppression des poètes itinérants et des conteurs religieux qui entretenaient le sentiment anti-colonial. En conséquence, la mémoire collective de la conquête a été façonnée presque exclusivement par les écrits des colonisateurs.
Entre déni et légitimation
Dès 1841, certains Français prévoyaient que la postérité jugerait sévèrement la conquête. Le général Duvivier se lamentait : « Depuis onze ans, nous brûlons des récoltes, abattons des arbres, massacrons des hommes, des femmes et des enfants dans une frénésie toujours plus grande… La postérité ne nous méprisera-t-elle pas ? » Cependant, à la fin du XIXe siècle, des historiens coloniaux comme Félix Gautier cherchèrent à justifier la conquête. Gautier affirma que les Algériens étaient intrinsèquement violents et ne percevaient pas les massacres comme les Européens, dégageant ainsi la France de toute responsabilité morale. Cette logique racialiste servit non seulement à justifier les crimes passés, mais aussi à préparer le terrain pour les crimes coloniaux futurs.
Donner un nom et un sens à la souffrance des victimes
Malgré l’indépendance de l’Algérie, l’ampleur des massacres coloniaux reste sous-explorée, notamment dans l’historiographie française. Dans un ouvrage de 700 pages sur l’Algérie coloniale publié en 2012, seules cinq pages étaient consacrées à la violence de la conquête — et elles furent rédigées par un chercheur américain. Tandis que des historiens anglophones commencent à réévaluer cette histoire, le monde académique francophone demeure largement silencieux.
Il est de notre droit de poser la question suivante : Qu’est-il advenu des survivants de ces massacres ? Ceux qui ont perdu leurs familles, leurs maisons, leurs terres — comment ont-ils compris leur souffrance ? Quels traumatismes ont-ils transmis aux générations suivantes ? Les auteurs appellent à une réévaluation historique, qui reconnaisse pleinement l’ampleur des souffrances infligées et rétablisse la voix des victimes dans le récit historique.
Conclusion
Il est impératif pour les historiens algériens de mettre en lumière l’étendue de la violence coloniale et les efforts systématiques pour en effacer la mémoire. En reconstituant l’histoire des enfumades et d’autres atrocités, on remet en question les récits édulcorés de la conquête qui persistent dans l’historiographie française. Ce travail constitue une étape essentielle pour reconnaître la voix des victimes et veiller à ce que leur souffrance ne soit ni oubliée ni minimisée.
Khaled Boulaziz