Le livre de Nicholas Shaxson, Treasure Islands (1), offre une analyse révélatrice du rôle de la finance offshore dans la perpétuation des inégalités mondiales. Cependant, une dimension essentielle mérite d’être développée : celle du « Second Empire britannique ». Si l’Empire britannique s’est officiellement dissous au milieu du XXe siècle, Shaxson démontre qu’un nouveau modèle impérial a émergé, reposant sur un système d’indépendance fictive et de contrôle financier offshore.
Cette analyse approfondie explore comment des élites corrompues, installées ou soutenues par les anciennes puissances coloniales, facilitent l’extraction continue des richesses des États nouvellement indépendants, canalisant ces fonds vers les paradis fiscaux contrôlés par leurs anciens maîtres. Ce mécanisme ne se limite pas à la dépendance économique ; il façonne les régimes politiques, affaiblit la gouvernance démocratique et maintient un ordre financier néocolonial.
I. La structure du « Second Empire britannique »
1. De la domination coloniale au contrôle économique
Shaxson met en évidence que le retrait britannique de ses colonies n’était pas un abandon, mais un réajustement stratégique. L’indépendance formelle des anciennes colonies ne s’est pas traduite par une souveraineté réelle, car les structures financières ont continué à garantir un flux de richesses vers la Grande-Bretagne et son système offshore.
- L’indépendance comme mirage : De nombreux pays nouvellement indépendants ont hérité de constitutions et de modèles de gouvernance conçus pour préserver les intérêts financiers britanniques. Ces structures ont facilité la dépendance économique tout en maintenant l’illusion de l’autonomie.
- Le Commonwealth comme levier financier : Après l’indépendance, les politiques économiques de nombreux États postcoloniaux ont été dictées par la City de Londres et son système offshore. Des pays comme le Nigéria, le Kenya, la Malaisie et l’Algérie sont restés étroitement intégrés à ces réseaux.
2. Le rôle des élites corrompues
Un des éléments clés de l’analyse de Shaxson est que la finance offshore prospère dans des environnements où la corruption et la faiblesse institutionnelle dominent. Les anciennes puissances coloniales ont installé ou soutenu des élites complaisantes, garantissant ainsi la protection de leurs intérêts financiers.
- Des élites locales comme intermédiaires : Ces élites politiques et économiques ont servi d’intermédiaires entre leurs économies nationales et le système offshore mondial. Plutôt que d’investir dans leurs propres pays, elles ont placé leur fortune dans des banques situées à Londres, Zurich et dans les îles Caïmans.
- Exemples de corruption offshore :
- Nigéria : Les revenus pétroliers ont été systématiquement détournés par les élites politiques et placés dans les paradis fiscaux britanniques.
- Kenya : Les banques britanniques ont facilité le blanchiment d’argent de l’oligarchie kenyane liée à l’administration coloniale.
- Malaisie : Le scandale du 1MDB a révélé comment des milliards de dollars ont été siphonnés des caisses de l’État vers des comptes offshore, avec la complicité du secteur financier londonien.
- Algérie : Pendant la guerre civile des années 1990, des banques étrangères—souvent liées au Royaume-Uni et à la France—ont ouvert des succursales à Alger afin de siphonner les profits du conflit accumulés par la caste militaire et les chefs de guerre. Ces fonds ont été transférés vers des comptes offshore en Suisse, au Luxembourg et dans les paradis fiscaux britanniques. L’État algérien, dominé par une oligarchie militaire, est devenu l’un des régimes les plus opaques d’Afrique du Nord, assurant sa survie économique grâce à la richesse offshore.
Ce schéma ne relève pas du hasard mais constitue un mécanisme de contrôle soigneusement conçu, garantissant que les anciennes colonies restent financièrement soumises.
II. Les paradis fiscaux comme piliers de l’extraction néocoloniale
Shaxson analyse en détail le rôle des paradis fiscaux, mais il ne les présente pas explicitement comme des instruments de contrôle post-colonial. Cette lecture permet de mieux comprendre leur fonction géopolitique.
1. Le piège offshore des nations du Sud
Pour de nombreux États postcoloniaux, les paradis fiscaux offshore sont devenus un élément incontournable de leur paysage économique. Une combinaison de facteurs a rendu cela inévitable :
- Les institutions financières internationales (FMI, Banque mondiale) imposent des politiques de déréglementation qui favorisent l’évasion fiscale.
- Les élites nationales participent activement à la fuite des capitaux.
- Les puissances occidentales tolèrent voire facilitent le pillage des ressources publiques.
- Le cercle vicieux de la dépendance : Les pays en développement sont contraints d’emprunter au FMI et à la Banque mondiale alors que leurs richesses sont siphonnées vers des paradis fiscaux.
- La fausse justification de la fuite des capitaux : L’Occident présente souvent l’évasion fiscale comme une décision d’« investisseurs rationnels », masquant ainsi une forme sophistiquée de vol organisé.
2. L’Empire offshore britannique
L’Empire britannique ne s’est pas dissous, il s’est transformé en un empire financier offshore. Ses anciennes colonies ont été intégrées à un système d’extraction financière, où leurs richesses sont continuellement transférées vers des places financières contrôlées par Londres.
- Paradis fiscaux sous contrôle britannique :
- Îles Caïmans, Bermudes, Îles Vierges britanniques : Réservoirs des fonds illicites d’Afrique, du Moyen-Orient et d’Asie.
- Jersey, Guernesey et l’île de Man : Plaques tournantes du blanchiment d’argent pour les élites européennes, algériennes et russes.
- La City de Londres : Centre névralgique qui orchestre les flux financiers offshore mondiaux.
- Cas d’étude : La richesse volée à l’Afrique
- L’ONU estime que l’Afrique perd plus de 88 milliards de dollars par an en flux financiers illicites, dont une grande partie finit dans des paradis fiscaux contrôlés par la Grande-Bretagne.
- Les banques et cabinets d’avocats britanniques jouent un rôle central dans la légalisation des fonds détournés des États africains, algériens et moyen-orientaux.
III. La finance offshore comme arme géopolitique
1. Le contrôle des élites du Sud
Les élites politiques du Sud global dépendent des paradis fiscaux, ce qui permet aux anciennes puissances coloniales d’exercer un chantage permanent.
- Le levier de l’exposition médiatique :
- Les gouvernements occidentaux détiennent des dossiers compromettants sur les comptes offshore des dirigeants étrangers.
- Les chefs d’État qui contestent les intérêts occidentaux risquent d’être exposés, sanctionnés financièrement ou politiquement déstabilisés.
- Exemple : Les généraux algériens et l’économie offshore
- L’oligarchie militaire algérienne a longtemps utilisé les banques suisses et françaises pour stocker leur fortune offshore.
- Pendant la guerre civile des années 1990, les élites militaires et les groupes islamistes ont accumulé d’immenses richesses grâce aux trafics de guerre, qu’ils ont ensuite placées à l’étranger.
- Malgré ses ressources pétrolières considérables, l’Algérie demeure un État rentier dépendant de circuits offshore, qui entretiennent son régime oligarchique.
Les chaînes financières de l’Empire
L’analyse de Shaxson dans Treasure Islands révèle comment les paradis fiscaux alimentent l’injustice économique mondiale. Mais leur véritable rôle va au-delà : ils sont des instruments du contrôle néocolonial.
- L’indépendance fictive maintient les anciennes colonies sous domination financière.
- Les élites locales sont cooptées pour perpétuer l’évasion fiscale.
- Les paradis fiscaux assurent l’extraction continue des richesses, creusant les inégalités.
Si l’Empire britannique du XIXe siècle contrôlait les ressources par la force militaire, l’Empire britannique du XXIe siècle contrôle la richesse par la finance offshore.
Khaled Boulaziz
(1) https://www.ark.no/produkt/boker/fagboker/treasure-islands-9780099541721