Des trônes et des iftars : Les dirigeants arabes qui dînent avec les bourreaux

Normaliser avec un colonisateur, ce n’est pas oublier la blessure — c’est appuyer dessus jusqu’à ce qu’elle s’infecte, c’est en étouffer le cri, c’est la déclarer guérie alors que la lame est toujours plantée dedans.

L’effondrement parfumé de la souveraineté arabe

Il fut un temps, jadis, où les trônes arabes portaient le fardeau de représenter quelque chose de plus grand qu’eux — un poids civilisationnel, une mémoire d’al-Andalus, de Salah al-Din, de la longue lutte contre l’humiliation. Aujourd’hui, ces trônes sont devenus des cages de lâcheté, vernies de contrats étrangers et de pactes de partage de renseignement, leurs couronnes ne sont plus forgées par la légitimité, mais soudées par des garanties occidentales et l’aval sioniste.

Ce que nous voyons à Abou Dhabi et Riyad n’est pas un simple alignement politique — c’est une humiliation ritualisée, drapée dans le protocole. Le colon n’entre plus par la force, mais par invitation. Le bourreau d’Hébron ne porte plus seulement l’uniforme de l’armée israélienne — il est désormais en thoub, sirotant du thé, discutant « d’opportunités ». Quelle audace de qualifier cela de diplomatie. C’est du décorum au service de la mort.

Ces régimes, terrorisés par leur propre peuple, projettent une force extérieure tout en se vidant de l’intérieur. Ils construisent des tours qui touchent les nuages, mais ne peuvent prononcer un mot de défi contre le siège de Gaza. Leurs armées, gonflées de matériel occidental, tremblent face aux chants d’enfants lançant des pierres.

L’invention d’un ordre post-palestinien

Le nouveau plan est limpide. Il s’agit d’un colonialisme sous-traité à la famille. Israël ne gouvernera pas tout directement — il régnera par l’intermédiaire de partenaires locaux « fiables ». La visite des colons aux Émirats arabes unis n’est pas symbolique. Elle est stratégique. Il y a le rêve de démanteler la nation palestinienne, morceau par morceau, district par district, sous le slogan apaisant de la « gouvernance locale ». Ils veulent dissoudre Ramallah en micro-gouvernorats fragmentés, transformant chaque ville palestinienne en État vassal, soumis aux caprices de Tel-Aviv et cautionné par le Golfe.

Et qui sont les accoucheurs de cet avenir mort-né ? Non seulement les Israéliens — mais les dirigeants arabes qui béniront l’édification du trône du colon sur les ruines de la résistance. Ils diront que c’est pour la stabilité. Ils diront que c’est pragmatique. Mais nommons-le pour ce qu’il est : un complot contre l’âme de la Palestine.

L’étreinte sioniste et la peur du peuple

La terreur ultime de ces dirigeants n’est pas Tel-Aviv — c’est la place Tahrir. C’est l’intifada. C’est la voix de la rue arabe qui crie encore, en défi à toute oppression : « al-sha‘b yurīd isqāṭ al-nizām ». Alors, ils embrassent Israël non seulement pour contenir la Palestine, mais pour contenir leur propre peuple.

Ils voient dans le modèle israélien de contrôle — un mur, une caméra, un checkpoint, un système de permis — le reflet de leurs fantasmes. Surveillance, fragmentation, gestion du désespoir : c’est la langue commune du pouvoir arabe aujourd’hui. Le colon et le cheikh se serrent la main non parce qu’ils sont amis, mais parce qu’ils partagent un ennemi commun : l’Arabe qui croit encore en la libération.

Le banquet des os

Quelle poésie reste-t-il quand la terre saigne et que le prince dîne ?

Quelle prière a encore du sens quand la mosquée est stérilisée, vidée de sa voix, et que son imam est devenu un fonctionnaire d’État bénissant les mains mêmes qui ont financé l’effacement d’al-Quds ?

L’image des dirigeants colons rompant le jeûne à Abou Dhabi n’est pas simplement grotesque — elle est apocalyptique. C’est la profanation du Ramadan lui-même, transformé en théâtre de complicité. Tandis que Gaza est privée de pain et d’eau, les meurtriers reçoivent dattes et agneau. Ce n’est pas de la diplomatie — c’est un sacrement de trahison.

Que plus personne ne parle d’unité arabe. Que plus personne n’ose dire « ummat al-‘arab » tant que ces traîtres marchent librement.

Malédiction sur les trônes de poussière

Si l’Histoire a encore un tant soit peu d’intégrité, elle inscrira à côté des noms de ces dirigeants un titre plus sombre que celui de tyran : celui de lâches qui ont vendu le sacré pour du vide, qui ont échangé le berceau de la civilisation contre un siège à une conférence sécuritaire.

Leur héritage ne sera ni La Mecque ni Médine, ni Le Caire ni Bagdad, mais Manama, Abou Dhabi et les salons de Davos, où des accords sont signés en échange de l’oubli des morts.

Ils craignent le martyre car ils se sont engraissés dans le confort. Ils craignent la résistance car ils ne croient plus en rien, sauf en la préservation de leur propre peau. Ils craignent la Palestine car elle leur rappelle tout ce qu’ils ont perdu : l’honneur, le courage, le défi, et la simple dignité de dire non au colonisateur.

Qu’on se souvienne d’eux non comme des souverains, mais comme les intendants de la reddition.

Que leurs noms ne soient pas lus dans des prières, mais dans des malédictions.

Que les enfants de Gaza soient leurs juges — et que ce jugement soit éternel.

Le trône et le fouet : la Palestine comme miroir de la subjugation arabe

Qu’est-ce que la Palestine, sinon la blessure qui saigne à chaque fois qu’un régime arabe s’agenouille ?

La Palestine n’a pas simplement été perdue en 1948. Elle a été vendue — vendue par étapes, lors de sommets, dans des ambassades, autour d’un scotch dans les clubs londoniens et les banquets de la Guerre froide. Elle a été vendue chaque fois qu’un dirigeant arabe a serré la main de l’Occident et est rentré chez lui avec des brigades antiémeute, et non avec la dignité. Et elle continue d’être vendue aujourd’hui, sous les noms de « normalisation », « intégration régionale » et ce plus abject des euphémismes : « paix ».

Nommons la vérité qui pourrit au cœur de chaque capitale arabe : ces régimes ne gouvernent pas leur peuple — ils le gardent. Ils le surveillent, l’emprisonnent, le fragmentent. Non pour la sécurité, mais pour l’Occident. Ce ne sont pas des souverains ; ce sont des sous-traitants. Leurs uniformes ne portent aucun insigne de résistance — seulement les logos des entreprises de défense américaines. Leurs policiers ne protègent pas — ils répriment. Leurs armées ne sont pas entraînées pour combattre le sionisme — mais pour prévenir la révolution.

Et dans cette grande architecture de décomposition organisée, la Palestine devient la pierre de touche. Soutenir la Palestine, c’est soutenir l’idée qu’un peuple arabe peut résister, se relever, se réapproprier. C’est pourquoi la Palestine doit être étranglée — non seulement par Israël, mais par tous les régimes arabes dont la survie dépend de l’asphyxie de la libération.

Ils ne craignent pas Gaza à cause des roquettes, mais parce que Gaza est ingouvernable. Parce que Gaza, dans toute sa ruine et sa résilience, expose le mensonge sur lequel chaque palais de cette région est construit : le mensonge selon lequel le pouvoir est éternel, et que le peuple doit toujours se soumettre.

Les satrapes de l’empire, en keffieh et couronne

Le monde arabe d’aujourd’hui n’est pas gouverné par des nations, mais par des satrapies — des régimes clients drapés dans des drapeaux nationaux, agitant des griefs historiques tout en hypothéquant l’avenir. Leur allégeance ne va ni à La Mecque, ni au Caire, ni au Levant — mais à la Maison Blanche, aux banques de Londres, aux salons parisiens et aux sommets bruxellois. Ils existent pour prouver à l’Occident que l’Arabe est désormais dompté, qu’il ne se révoltera plus.

Et la Palestine — bruyante, ensanglantée, irréductible — brise cette illusion.

C’est pourquoi elle doit être réduite au silence.

Les bombes qui tombent sur Rafah ne sont pas seulement payées par Washington. Elles sont bénies en silence par Riyad, Abou Dhabi, Le Caire, Amman et Rabat. Chacune de ces capitales craint que son tour vienne — que la résistance frappe à ses portes. Alors elles complotent. Elles temporisent. Elles dénoncent le crime, tout en chargeant l’arme.

La Palestine comme mesure de la chute du monde arabe

Disons-le clairement : la Palestine n’est pas seulement victime d’Israël. La Palestine est le produit de la trahison arabe. Sans la collaboration des régimes arabes, le sionisme n’aurait jamais duré aussi longtemps, ne se serait jamais étendu si loin, n’aurait jamais parlé avec autant d’assurance au nom de la « paix régionale ».

Chaque fois qu’une couronne a été assurée par des armes occidentales, chaque fois qu’un dissident a été réduit au silence grâce à une formation occidentale, un morceau de la Palestine a été enterré. Chaque sommet promettant la « modération » était un acte de guerre contre l’idée du retour.

La honte de ce siècle n’est pas seulement l’occupation de Jérusalem — c’est que ses portes soient gardées par des soldats arabes.

Au peuple, l’avenir

Mais si la Palestine est le site de la trahison, elle est aussi celui du jugement à venir. Pour chaque roi, une révolution pas encore née. Pour chaque général, une mutinerie qui couve.

Le peuple arabe n’a pas oublié. Il porte la Palestine dans ses chants, dans ses rêves, dans les graffitis interdits sur les murs des prisons. Un jour, le palais tremblera à nouveau — non d’une invasion étrangère, mais des pas de ses propres enfants.

Quand ce jour viendra — et il viendra — ceux qui ont dîné avec le bourreau seront jugés à ses côtés.

Khaled Boulaziz