Il est des syntagmes qui s’imposent dans le langage courant comme des évidences, alors qu’ils procèdent en réalité d’une stratégie de dissimulation. L’expression « civilisation judéo-chrétienne » relève de cette catégorie. Présentée comme une désignation neutre d’un héritage commun, elle est en réalité une construction idéologique récente, destinée à réécrire l’histoire de l’Occident, à légitimer une vision du monde fondée sur l’exclusion et à asseoir une domination politique et culturelle. La pensée de Malek Bennabi, en particulier dans ses réflexions sur la « question juive », permet de déconstruire cette imposture avec rigueur et profondeur.
Une fiction historique
L’idée d’une continuité culturelle et spirituelle entre le judaïsme et le christianisme au fondement de la civilisation occidentale ne résiste pas à l’examen. Pendant des siècles, l’histoire de l’Europe chrétienne est marquée par l’hostilité envers les juifs : expulsions, pogroms, ghettos, accusations de déicide. Loin d’être perçus comme les porteurs d’un legs partagé, les juifs ont été marginalisés, surveillés, et souvent massacrés. Ce n’est qu’après la Seconde Guerre mondiale que l’Occident a commencé à reconsidérer sa relation au judaïsme, non par reconnaissance du passé, mais pour réorienter sa propre image et redéfinir ses ennemis.
Ce retournement, que Bennabi perçoit avec acuité, ne vise pas à réhabiliter la mémoire juive pour elle-même, mais à inscrire le judaïsme dans une nouvelle grammaire de l’universel — celle que l’Occident se donne le droit de définir. En intégrant le judaïsme dans une supposée tradition judéo-chrétienne, l’Occident cherche à construire une légitimité morale, tout en fabriquant une identité close, opposable à l’Islam.
Une alliance idéologique contre l’Islam
Ce que Bennabi montre, avec une remarquable lucidité, c’est que le judaïsme n’est devenu « frère » du christianisme que dans la mesure où il servait à disqualifier un troisième terme : l’Islam. La notion de « civilisation judéo-chrétienne » n’a jamais été le reflet d’un dialogue réel ou d’une continuité civilisationnelle authentique ; elle est le produit d’une reconfiguration stratégique, dans un contexte de guerre froide, de décolonisation, puis de montée en puissance du monde arabo-musulman comme espace de résistance.
Le judaïsme est alors abstrait de ses racines orientales et recodé comme élément constitutif de l’Occident. Ce processus est parallèle à celui par lequel l’État d’Israël devient l’avant-poste avancé de l’Occident au cœur du monde arabe. L’un et l’autre — l’idéologie judéo-chrétienne et l’édification d’Israël — participent d’un même mouvement : produire une nouvelle ligne de fracture civilisationnelle où l’Islam est l’Autre à exclure, à combattre, à civiliser.
Bennabi, dans sa lecture de la situation juive, ne sombre jamais dans l’antisémitisme. Il distingue clairement la religion juive, ses contributions intellectuelles et spirituelles, de l’usage politique qui en est fait dans le monde moderne. Il comprend que le problème n’est pas le judaïsme en tant que foi, mais l’instrumentalisation du fait juif par un Occident en quête de justification.
Une reconfiguration coloniale du récit
Dans cette perspective, l’expression « civilisation judéo-chrétienne » fonctionne comme une légende. Elle masque les ruptures, les conflits, les exclusions, pour produire l’illusion d’un tronc commun homogène, unifié, rationnel. Cette fiction permet à l’Occident de se présenter comme l’héritier légitime d’une tradition humaniste, tout en niant la dette immense qu’il a envers l’Orient, et en particulier envers la civilisation islamique qui a, pendant des siècles, transmis, préservé et enrichi les savoirs grecs, médicaux, mathématiques, philosophiques.
Ce mensonge structurel a une fonction : exclure l’Islam non seulement du présent, mais aussi de l’histoire. Ce que Bennabi appelle la rupture du « cordon ombilical » entre le monde musulman et la civilisation est précisément ce que cette expression cherche à naturaliser. Elle nie la réalité d’un moment historique où l’Islam a été au cœur du processus civilisationnel. Elle nie aussi l’apport des penseurs musulmans dans la genèse même de la pensée critique, de la science et de la philosophie.
Une machine de guerre sémantique
La « civilisation judéo-chrétienne » est donc moins une description qu’un mot d’ordre. Elle désigne l’ennemi, tout en prétendant incarner l’universalité. Elle construit un nous fictif, contre un eux essentialisé. En ce sens, elle participe d’un dispositif biopolitique dans lequel la mémoire, l’histoire et la culture sont des armes. L’Occident, qui a longtemps persécuté les juifs, les réhabilite non pas par reconnaissance ou repentance sincère, mais pour réorganiser son propre récit de domination.
Dans cette logique, le judaïsme devient occidental à condition d’être désorienté, c’est-à-dire coupé de sa matrice géographique, culturelle et historique. Israël devient le laboratoire avancé de cette idéologie, non seulement sur le plan militaire, mais aussi dans le champ symbolique. Et l’Islam, de religion concurrente, devient menace existentielle, obstacle à la raison, repoussoir.
Vérité contre hégémonie
La pensée de Malek Bennabi nous invite à refuser les faux consensus, les récits imposés, les simplifications idéologiques. Elle nous force à voir comment l’Occident construit ses catégories, ses mythes et ses alliances, non à partir d’une vérité historique, mais selon les nécessités de son hégémonie. Déconstruire la notion de « civilisation judéo-chrétienne », c’est refuser cette falsification du passé et du présent. C’est restaurer une lecture critique des rapports entre civilisations. C’est, enfin, redonner à l’Islam — et plus largement au monde musulman — la place qui lui revient dans l’histoire de l’humanité.
Mais il faut aller plus loin : c’est avec, et en se basant sur, cette imposture conceptuelle qu’est la prétendue civilisation judéo-chrétienne que l’Occident justifie aujourd’hui son soutien inconditionnel au massacre du peuple palestinien. Car cette expression n’est pas un simple mot : elle est une arme de guerre symbolique. En érigeant une fraternité artificielle entre judaïsme et christianisme, l’Occident construit une communauté morale imaginaire qui exclut l’Islam comme radicalement étranger, irrémédiablement hostile, foncièrement inférieur.
Dès lors, le sort des Palestiniens — peuple musulman, colonisé, déshumanisé — ne suscite ni compassion, ni solidarité. Il ne s’agit plus de défendre des droits, mais de protéger une « civilisation » contre une menace supposée. Le soutien à Israël devient ainsi un devoir civilisationnel, une fidélité à une mémoire réécrite, une croisade laïque où l’oubli des crimes passés sert à couvrir ceux du présent.
L’impunité dont jouit l’État d’Israël dans sa politique de destruction à Gaza, le silence complice des chancelleries occidentales, les rationalisations morales qui enveloppent l’horreur : tout cela s’inscrit dans ce cadre idéologique. C’est l’imposture de la civilisation judéo-chrétienne qui permet à l’Occident de regarder le peuple palestinien mourir sans trembler, sans honte, sans même douter.
Contre cette barbarie couverte d’un vernis humaniste, seule une pensée lucide, décoloniale et intransigeante peut encore dire le vrai. Bennabi nous y aide : en mettant à nu les fictions fondatrices de l’Occident moderne, il nous arme pour dénoncer les crimes qu’elles légitiment. Il nous apprend que les mots tuent, que les concepts colonisent, et que la vérité est, plus que jamais, une urgence politique.
Khaled Boulaziz